Diderot D. La Religieuse 1784 (Ed. R. Mauzi. Paris, Colin, 1961.) (file 1 of 2) ________________________________________________________________________ La réponse de m le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j'ai voulu le connaître. C'est un homme du monde, il s'est illustré au service; il est âgé, il a été marié, il a une fille et deux fils qu'il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, des lumières, de l'esprit, de la gaieté, du goût pour les beaux- arts, et surtout de l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité, de son honneur et de sa probité; et j'ai jugé par le vif intérêt qu'il a pris à mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit, que je ne m'étais point compromise en m'adressant à lui. Mais il n'est pas à présumer qu'il se détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif qui me résout à vaincre mon amour- propre et ma répugnance, en entreprenant ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut- être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps où des faits éloignés auraient cessé d'être présents à ma mémoire, j'ai pensé que l'abrégé qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude. Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour les établir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fût également partagée; et il s'en manque bien que j'en puisse faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes soeurs par les agréments de l'esprit et de la figure, le caractère et les talents; et il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et l'application m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins; afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée toujours comme elles l'étaient, dès mes plus jeunes ans j'ai désiré de leur ressembler. S'il arrivait qu'on dît à ma mère: " vous avez des enfants charmants... " jamais cela ne s'entendait de moi. J'étais quelquefois bien vengée de cette injustice; mais les louanges que j'avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seuls, que j'aurais autant aimé de l'indifférence ou même des injures; plus les étrangers m'avaient marqué de prédilection, plus on avait d'humeur lorsqu'ils étaient sortis. ô combien j'ai pleuré de fois de n'être pas née laide, bête, sotte, orgueilleuse, en un mot, avec tous les travers qui leur réussissaient auprès de nos parents! Je me suis demandé d'où venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d'ailleurs honnêtes, justes et pieux. Vous l'avouerai- je, monsieur? Quelques discours échappés à mon père dans sa colère, car il était violent, quelques circonstances rassemblées à différents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets, m'en ont fait soupçonner une raison qui les excuserait un peu. Peut- être mon père avait- il quelque incertitude sur ma naissance; peut- être rappelais- je à ma mère une faute qu'elle avait commise, et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop écouté; que sais- je? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais- je à vous les confier? Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de brûler vos réponses. Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres, nous devînmes grandes toutes les trois ensemble. Il se présenta des partis. Ma soeur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant; je m'aperçus qu'il me distinguait et qu'elle ne serait incessamment que le prétexte de ses assiduités. Je pressentis tout ce que ses attentions pouvaient m'attirer de chagrins, et j'en avertis ma mère. C'est peut- être la seule chose que j'aie faite en ma vie qui lui ait été agréable, et voici comment j'en fus récompensée. Quatre jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu'on avait arrêté ma place dans un couvent; et dès le lendemain j'y fus conduite. J'étais si mal à la maison, que cet événement ne m'affligea point; et j'allai à sainte- Marie, c'est mon premier couvent, avec beaucoup de gaieté. Cependant l'amant de ma soeur, ne me voyant plus, m'oublia et devint son époux. Il s'appelle M K; il est notaire, et demeure à Corbeil, où il fait un assez mauvais ménage. Ma seconde soeur fut accordée à un M Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincampoix, et vit bien avec lui. Mes deux soeurs établies, je crus qu'on penserait à moi, et que je ne tarderais pas à sortir du couvent. J'avais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes soeurs; je me promettais un sort égal au leur, et ma tête s'était remplie de projets séduisants, lorsqu'on me fit demander au parloir. C'était le père Séraphin, directeur de ma mère; il avait été aussi le mien; ainsi il n'eut pas d'embarras à m'expliquer le motif de sa visite: il s'agissait de m'engager à prendre l'habit. Je me récriai sur cette étrange proposition; et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun goût pour l'état religieux. " tant pis, me dit- il, car vos parents se sont dépouillés pour vos soeurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits. Réfléchissez- y, mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province où l'on vous recevra pour une modique pension, et d'où vous ne sortirez qu'à la mort de vos parents, qui peut se faire attendre longtemps. " je me plaignis avec amertume, et je versai un torrent de larmes. La supérieure était prévenue; elle m'attendait au retour du parloir. J'étais dans un désordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit: " et qu'avez- vous, ma chère enfant? ( elle savait mieux que moi ce que j'avais. ) comme vous voilà! Mais on n'a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous me faites trembler. Est- ce que vous avez perdu monsieur votre père ou madame votre mère? " je pensai lui répondre, en me jetant entre ses bras: " eh! Plût à Dieu!... " je me contentai de m'écrier: " hélas! Je n'ai ni père ni mère; je suis une malheureuse qu'on déteste et qu'on veut enterrer ici toute vive. " elle laissa passer le torrent; elle attendit le moment de la tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on venait de m'annoncer. Elle parut avoir pitié de moi; elle me plaignit; elle m'encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je n'avais aucun goût; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh! Monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses! Vous n'en avez point d'idée. Elle écrivit en effet. Elle n'ignorait pas les réponses qu'on lui ferait; elle me les communiqua; et ce n'est qu'après bien du temps que j'ai appris à douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu'on avait mis à ma résolution arriva; elle vint m'en instruire avec la tristesse la mieux étudiée. D'abord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d'après lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir; je n'en aurai guère d'autres à vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut en pleurant: " eh bien! Mon enfant, vous allez donc nous quitter! Chère enfant, nous ne nous reverrons plus!... " et d'autres propos que je n'entendis pas. J'étais renversée sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je sanglotais, ou j'étais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantôt m'appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. Voilà ce qui s'était passé lorsqu'elle ajouta: " mais que ne faites- vous une chose? écoutez, et n'allez pas dire au moins que je vous en ai donné le conseil; je compte sur une discrétion inviolable de votre part, car, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu'on eût un reproche à me faire. Qu'est- ce qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh bien! Que ne le prenez- vous? à quoi cela vous engage- t- il? à rien, à demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit; deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien des choses en deux ans... " elle joignit à ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations d'amitié, tant de faussetés douces; je savais où j'étais, je ne savais où l'on me mènerait, et je me laissai persuader. Elle écrivit donc à mon père; sa lettre était très bien, oh! Pour cela on ne peut mieux: ma peine, ma douleur, mes réclamations n'y étaient point dissimulées; je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait été trompée; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle célérité tout fut préparé! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la cérémonie arrivé, sans que j'aperçoive aujourd'hui le moindre intervalle entre ces choses. J'oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je n'épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un m l'abbé Blin, docteur de sorbonne, qui m'exhorta, et m l'évêque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cérémonie n'est pas gaie par elle- même; ce jour- là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s'empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de l'autel. Je n'entendais rien, je ne voyais rien, j'étais stupide; on me menait, et j'allais; on m'interrogeait, et l'on répondait pour moi. Cependant cette cruelle cérémonie prit fin; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer. Mes compagnes m'ont entourée; elles m'embrassent, et se disent: " mais voyez donc, ma soeur, comme elle est belle! Comme ce voile relève la blancheur de son teint! Comme ce bandeau lui sied! Comme il lui arrondit le visage! Comme il étend ses joues! Comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras!... " je les écoutais à peine, j'étais désolée; cependant, il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma cellule, je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empêcher de les vérifier à mon petit miroir, et il me sembla qu'elles n'étaient pas tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour; on les exagéra pour moi, mais j'y fus peu sensible; et l'on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu'il fût clair qu'il n'en était rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure se rendit dans ma cellule. " en vérité, me dit- elle après m'avoir un peu considérée, je ne sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit; il vous fait à merveille, et vous êtes charmante; soeur Suzanne est une très belle religieuse; on vous en aimera davantage. ça, voyons un peu, marchez... Vous ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas être courbée comme cela... " elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les bras; ce fut presque une leçon de Marcel sur les grâces monastiques, car chaque état a les siennes. Ensuite elle s'assit, et me dit: " c'est bien; mais à présent parlons un peu sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés; vos parents peuvent changer de résolution; vous- même, vous voudrez peut- être rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne serait point du tout impossible. - Madame, ne le croyez pas.- vous avez été longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie; elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs... " vous vous doutez bien de tout ce qu'elle put ajouter du monde et du cloître, cela est écrit partout, et partout de la même manière; car, grâces à Dieu, on m'a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont débité de leur état, qu'ils connaissent bien et qu'ils détestent, contre le monde qu'ils aiment, qu'ils déchirent et qu'ils ne connaissent pas. Je ne vous ferai pas le détail de mon noviciat; si l'on observait toute son austérité, on n'y résisterait pas; mais c'est le temps le plus doux de la vie monastique. Une mère des novices est la soeur la plus indulgente qu'on a pu trouver. Son étude est de vous dérober toutes les épines de l'état; c'est un cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. C'est elle qui épaissit les ténèbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine; la nôtre s'attacha à moi particulièrement. Je ne pense pas qu'il y ait aucune âme, jeune et sans expérience, à l'épreuve de cet art funeste. Le monde a ses précipices; mais je n'imagine pas qu'on y arrive par une pente aussi facile. Si j'avais éternué deux fois de suite, j'étais dispensée de l'office, du travail, de la prière; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard; la règle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours où je soupirais après l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire fâcheuse dans le monde qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de grâces à Dieu qui nous met à couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait ce temps que j'avais quelquefois hâté par mes désirs. Alors je devins rêveuse, je sentis mes répugnances se réveiller et s'accroître. Je les allais confier à la supérieure, ou à notre mère des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez; car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rôle hypocrite qu'elles jouent, et des sottises qu'elles sont forcées de vous répéter: cela devient à la fin si usé et si maussade pour elles! Mais elles s'y déterminent, et cela pour un millier d'écus qu'il en revient à leur maison. Voilà l'objet important pour lequel elles mentent toute leur vie, et préparent à de jeunes innocentes un désespoir de quarante, de cinquante années, et peut- être un malheur éternel; car il est sûr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnées, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant. Il arriva un jour qu'il s'en échappa une de ces dernières de la cellule où on la tenait renfermée. Je la vis. Voilà l'époque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, monsieur, la manière dont vous en userez avec moi. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle était échevelée et presque sans vêtement; elle traînait des chaînes de fer; ses yeux étaient égarés; elle s'arrachait les cheveux; elle se frappait la poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait; elle se chargeait elle- même, et les autres, des plus terribles imprécations; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunée, et sur- le- champ il fut décidé, dans mon coeur, que je mourrais mille fois plutôt que de m'y exposer. On pressentit l'effet que cet événement pourrait faire sur mon esprit; on crut devoir le prévenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient: qu'elle avait déjà l'esprit dérangé quand on l'avait reçue; qu'elle avait eu un grand effroi dans un temps critique; qu'elle était devenue sujette à des visions; qu'elle se croyait en commerce avec les anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient gâté l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une morale outrée, qui l'avaient si fort épouvantée des jugements de Dieu, que sa tête ébranlée en avait été renversée; qu'elle ne voyait plus que des démons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles étaient bien malheureuses; qu'il était inouï qu'il y eût jamais eu un pareil sujet dans la maison; que sais- je quoi encore? Cela ne prit point auprès de moi. à tout moment ma religieuse folle me revenait à l'esprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun voeu. Le voici pourtant arrivé ce moment où il s'agissait de montrer si je savais me tenir parole. Un matin, après l'office, je vis entrer la supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage était celui de la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient; il semblait que sa main n'eût pas la force de soulever cette lettre; elle me regardait; des larmes semblaient rouler dans ses yeux; elle se taisait et moi aussi: elle attendait que je parlasse la première; j'en fus tentée, mais je me retins. Elle me demanda comment je me portais; que l'office avait été bien long aujourd'hui; que j'avais un peu toussé; que je lui paraissais indisposée. à tout cela je répondis: " non, ma chère mère. " elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au milieu de ces questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main la cachait en partie; enfin, après avoir tourné autour de quelques questions sur mon père, sur ma mère, voyant que je ne lui demandais point ce que c'était que ce papier, elle me dit: " voilà une lettre... " à ce mot je sentis mon coeur se troubler, et j'ajoutai d'une voix entrecoupée et avec des lèvres tremblantes: " elle est de ma mère? - Vous l'avez dit; tenez, lisez... " je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec assez de fermeté; mais à mesure que j'avançais, la frayeur, l'indignation, la colère, le dépit, différentes passions se succédant en moi, j'avais différentes voix, je prenais différents visages et je faisais différents mouvements. Quelquefois je tenais à peine ce papier, ou je le tenais comme si j'eusse voulu le déchirer, ou je le serrais violemment comme si j'avais été tentée de le froisser et de le jeter loin de moi. " eh bien! Mon enfant, que répondrons- nous à cela? - Madame, vous le savez. - Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille a souffert des pertes; les affaires de vos soeurs sont dérangées; elles ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants; on s'est épuisé pour elles en les mariant; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu'on vous fasse un certain sort; vous avez pris l'habit; on s'est constitué en dépenses; par cette démarche vous avez donné des espérances; le bruit de votre profession prochaine s'est répandu dans le monde. Au reste, comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attiré personne en religion, c'est un état où Dieu nous appelle, et il est très dangereux de mêler sa voix à la sienne. Je n'entreprendrai point de parler à votre coeur, si la grâce ne lui dit rien; jusqu'à présent je n'ai point à me reprocher le malheur d'une autre; voudrais- je commencer par vous, mon enfant, qui m'êtes si chère? Je n'ai point oublié que c'est à ma persuasion que vous avez fait les premières démarches; et je ne souffrirai point qu'on en abuse pour vous engager au delà de votre volonté. Voyons donc ensemble, concertons- nous. Voulez- vous faire profession? - Non, madame. - Vous ne vous sentez aucun goût pour l'état religieux? - Non, madame. - Vous n'obéirez point à vos parents? - Non, madame. - Que voulez- vous donc devenir? - Tout, excepté religieuse. Je ne le veux pas être, je ne le serai pas. - Eh bien! Vous ne le serez pas; mais arrangeons une réponse à votre mère. " nous convînmes de quelques idées. Elle écrivit, et me montra sa lettre qui me parut encore très bien. Cependant on me dépêcha le directeur de la maison; on m'envoya le docteur qui m'avait prêchée à ma prise d'habit; on me recommanda à la mère des novices; je vis m l'évêque d'Alep; j'eus des lances à rompre avec des femmes pieuses qui se mêlèrent de mon affaire sans que je les connusse; c'étaient des conférences continuelles avec des moines et des prêtres; mon père vint, mes soeurs m'écrivirent, ma mère parut la dernière: je résistai à tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne négligea rien pour obtenir mon consentement; mais quand on vit qu'il était inutile de le solliciter, on prit le parti de s'en passer. De ce moment, je fus renfermée dans ma cellule; on m'imposa le silence; je fus séparée de tout le monde, abandonnée à moi- même; et je vis clairement qu'on était résolu à disposer de moi sans moi. Je ne voulais point m'engager, c'était un point résolu; et toutes les terreurs vraies ou fausses qu'on me jetait sans cesse, ne m'ébranlaient pas. Cependant j'étais dans un état déplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait durer; et s'il venait à cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m'arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti dont vous jugerez, monsieur, comme il vous plaira. Je ne voyais plus personne, ni la supérieure, ni la mère des novices, ni mes compagnes. Je fis avertir la première, et je feignis de me rapprocher de la volonté de mes parents; mais mon dessein était de finir cette persécution avec éclat, et de protester publiquement contre la violence qu'on méditait. Je dis donc qu'on était maître de mon sort, qu'on en pouvait disposer comme on voudrait, qu'on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. Voilà la joie répandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la séduction. " Dieu avait parlé à mon coeur; personne n'était plus faite pour l'état de perfection que moi. Il était impossible que cela ne fût pas, on s'y était toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d'édification et de constance, quand on n'y est pas vraiment destinée. La mère des novices n'avait jamais vue dans aucune de ses élèves de vocation mieux caractérisée; elle était toute surprise du travers que j'avais pris, mais elle avait toujours bien dit à notre mère supérieure qu'il fallait tenir bon, et que cela passerait; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments- là; que c'étaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsqu'il était sur le point de perdre sa proie; que j'allais lui échapper; qu'il n'y avait plus que des roses pour moi; que les obligations de la vie religieuse me paraîtraient d'autant plus supportables, que je me les étais plus fortement exagérées; que cet appesantissement subit du joug était une grâce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l'alléger... " il me paraissait assez singulier que la même chose vînt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de l'envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion; et ceux qui m'ont consolée, m'ont souvent dit de mes pensées, les uns que c'étaient autant d'instigations de Satan, et les autres, autant d'inspirations de Dieu. Le même mal vient, ou de Dieu qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente. Je me conduisis avec discrétion; je crus pouvoir me répondre de moi. Je vis mon père, il me parla froidement; je vis ma mère, elle m'embrassa; je reçus des lettres de congratulation de mes soeurs et de beaucoup d'autres. Je sus que ce serait un m Sornin, vicaire de saint- Roch, qui ferait le sermon, et M Thierry, chancelier de l'université, qui recevrait mes voeux. Tout alla bien jusqu'à la veille du grand jour, excepté qu'ayant appris que la cérémonie serait clandestine, qu'il y aurait très peu de monde, et que la porte de l'église ne serait ouverte qu'aux parents, j'appelai par la tourière toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission d'écrire à quelques- unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne s'attendait guère se présenta; il fallut le laisser entrer; et l'assemblée fut telle à peu près qu'il le fallait pour mon projet. Oh! Monsieur, quelle nuit que celle qui précéda! Je ne me couchai point; j'étais assise sur mon lit. J'appelais Dieu à mon secours; j'élevais mes mains au ciel, je le prenais à témoin de la violence qu'on me faisait. Je me représentais mon rôle au pied des autels, une jeune fille protestant à haute voix contre une action à laquelle elle paraît avoir consenti, le scandale des assistants, le désespoir des religieuses, la fureur de mes parents. " ô Dieu! Que vais- je devenir?... " en prononçant ces mots il me prit une défaillance générale, je tombai évanouie sur mon traversin; un frisson général, dans lequel mes genoux se battaient et mes dents se frappaient avec bruit, succéda à cette défaillance; à ce frisson une chaleur terrible. Mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m'être déshabillée, ni d'être sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans mouvement et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. On m'avait rapportée dans ma cellule; et le matin mon lit fut environné de la supérieure, de la mère des novices, et de celles qu'on appelle les assistantes. J'étais fort abattue; on me fit quelques questions; on vit par mes réponses que je n'avais aucune connaissance de ce qui s'était passé; et l'on ne m'en parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma sainte résolution, et si je me sentais en état de supporter la fatigue du jour. Je répondis que oui; et contre leur attente rien ne fut dérangé. On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre à tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. Le coeur me battit encore. On vint me parer; ce jour est un jour de toilette; à présent que je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu'elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant pour une jeune innocente que son penchant n'entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l'église; on célébra la sainte messe. Le bon vicaire, qui me soupçonnait une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon où il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre- sens; c'était quelque chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la démarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude, mais qui durèrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu'il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Cependant le moment terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le voeu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes; deux de mes compagnes me prirent sous le bras; j'avais la tête renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux de la grille; et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit: " Marie- Suzanne Simonin, promettez- vous de dire la vérité? - Je le promets. - Est- ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici? " je répondis: " non "; mais celles qui m'accompagnaient répondirent pour moi: " oui ". " Marie- Suzanne Simonin, promettez- vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance? " j'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis: " non, monsieur. " il recommença: " Marie- Suzanne Simonin, promettez- vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance? " je lui répondis d'une voix plus ferme: " non, monsieur, non. " il s'arrêta et me dit: " mon enfant, remettez- vous, et écoutez- moi. - Monsieur, lui dis- je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non. " et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le murmure cessa et je dis: " messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin... " à ces mots une des soeurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent, m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous la clef. Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer mon âme; je revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'après l'éclat que j'avais fait, il était impossible que je restasse ici longtemps, et que peut- être on n'oserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que d'être religieuse malgré soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient, mettaient mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un mois on me donna des habits de séculière; je quittai ceux de la maison; la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'à la porte conventuelle; là je montai dans une voiture où je trouvai ma mère seule qui m'attendait; je m'assis sur le devant, et le carrosse partit. Nous restâmes l'une vis- à- vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais les yeux baissés, je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je penchai ma tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas; le sang me vint au nez; je saisis l'une de ses mains malgré qu'elle en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: " vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant... " elle me répondit ( en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre les miennes ): " relevez- vous, malheureuse, relevez- vous. " je lui obéis, je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d'autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en étais toute couverte sans que je m'en aperçusse. à quelques mots qu'elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l'on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu'on m'avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l'escalier, je la retins par son vêtement; mais tout ce que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre. J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou de leur écrire. On m'apportait à manger, on me servait; une domestique m'accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'étais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus. Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens, que je ne redemandasse ma légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à des enfants légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjoncture va se tourner en certitude. Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu d'exercices extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le même directeur que ma mère. Je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard dans l'état religieux; il avait de l'humanité. Il m'écouta tranquillement, et me dit: " mon enfant, plaignez votre mère, plaignez- la plus encore que vous ne la blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est malgré elle qu'elle en use ainsi. - Malgré elle, monsieur! Et qu'est- ce qui peut l'y contraindre? Ne m'a- t- elle pas mise au monde? Et quelle différence y a- t- il entre mes soeurs et moi? - Beaucoup. - Beaucoup! Je n'entends rien à votre réponse... " j'allais entrer dans la comparaison de mes soeurs et de moi, lorsqu'il m'arrêta et me dit: " allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents. Tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit. " ce beaucoup , qu'il m'avait répondu, fut un trait de lumière pour moi; je ne doutai plus de la vérité de ce que j'avais pensé sur ma naissance. Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, à la chute du jour, la servante qui m'était attachée monta, et me dit: " madame votre mère ordonne que vous vous habilliez. " une heure après: " madame veut que vous descendiez avec moi. " je trouvai à la porte un carrosse où nous montâmes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux feuillants, chez le père Séraphin. Il nous attendait; il était seul. La domestique s'éloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis inquiète et curieuse de ce qu'il avait à me dire. Voici comme il me parla: " mademoiselle, l'apologie de la conduite sévère de vos parents va s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre mère. Vous êtes sage; vous avez de l'esprit, de la fermeté; vous êtes dans un âge où l'on pourrait vous confier un secret, même qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhorté pour la première fois madame votre mère à vous révéler celui que vous allez apprendre; elle n'a jamais pu s'y résoudre: il est dur pour une mère d'avouer une faute grave à son enfant. Vous connaissez son caractère; il ne va guère avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener à ses desseins; elle s'est trompée; elle en est fâchée; elle revient aujourd'hui à mon conseil; et c'est elle qui m'a chargé de vous annoncer que vous n'étiez pas la fille de M Simonin. " je lui répondis sur- le- champ: " je m'en étais doutée. - Voyez à présent, mademoiselle, considérez, pesez, jugez si madame votre mère peut sans le consentement, même avec le consentement de monsieur votre père, vous unir à des enfants dont vous n'êtes point la soeur; si elle peut avouer à monsieur votre père un fait sur lequel il n'a déjà que trop de soupçons. - Mais, monsieur, qui est mon père? - Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confié. Il n'est que trop certain, mademoiselle, ajouta- t- il, qu'on a prodigieusement avantagé vos soeurs, et qu'on a pris toutes les précautions imaginables, par les contrats de mariage, par le dénaturer des biens, par les stipulations, par les fidéicommis et autres moyens, de réduire à rien votre légitime, dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; vous refusez un couvent, peut- être regretterez- vous de n'y pas être. - Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien. - Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence. - Je connais du moins le prix de la liberté, et le poids d'un état auquel on n'est point appelée. - Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire; c'est à vous, mademoiselle, à faire vos réflexions. " ensuite il se leva. " mais, monsieur, encore une question. - Tant qu'il vous plaira. - Mes soeurs savent- elles ce que vous m'avez appris? - Non, mademoiselle. - Comment ont- elles donc pu se résoudre à dépouiller leur soeur? Car c'est ce qu'elles me croient. - Ah! Mademoiselle, l'intérêt, l'intérêt! Elles n'auraient point obtenu les partis considérables qu'elles ont trouvés. Chacun songe à soi dans ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez à perdre vos parents; soyez sûre qu'on vous disputera, jusqu'à une obole, la petite portion que vous aurez à partager avec elles. Elles ont beaucoup d'enfants; ce prétexte sera trop honnête pour vous réduire à la mendicité. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui font tout. Si elles avaient quelques sentiments de commisération, les secours qu'elles vous donneraient à l'insu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses- là, ou des enfants abandonnés, ou des enfants, même légitimes, secourus aux dépens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on reçoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous réconcilierez avec vos parents; vous ferez ce que votre mère doit attendre de vous; vous entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous célerai pas que l'abandon apparent de votre mère, son opiniâtreté à vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre père le même effet que sur vous: votre naissance lui était suspecte, elle ne le lui est plus; et sans être dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant que par la loi qui les attribue à celui qui porte le titre d'époux. Allez, mademoiselle, vous êtes bonne et sage; pensez à ce que vous venez d'apprendre. " je me levai, je me mis à pleurer. Je vis qu'il était lui- même attendri; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domestique qui m'avait accompagnée; nous remontâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison. Il était tard. Je rêvai une partie de la nuit à ce qu'on venait de me révéler; j'y rêvai encore le lendemain. Je n'avais point de père; le scrupule m'avait ôté ma mère; des précautions prises pour que je ne pusse prétendre aux droits de ma naissance légale; une captivité domestique fort dure; nulle espérance, nulle ressource. Peut- être que si l'on se fût expliqué plus tôt avec moi, après l'établissement de mes soeurs, on m'eût gardée à la maison qui ne laissait pas que d'être fréquentée, il se serait trouvé quelqu'un à qui mon caractère, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante. La chose n'était pas encore impossible, mais l'éclat que j'avais fait en couvent la rendait plus difficile. On ne conçoit guère comment une fille de dix- sept à dix- huit ans a pu se porter à cette extrémité sans une fermeté peu commune. Les hommes louent beaucoup cette qualité, mais il me semble qu'ils s'en passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs épouses. C'était pourtant une ressource à tenter avant que de songer à un autre parti. Je pris celui de m'en ouvrir à ma mère; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordé. C'était dans l'hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles. Je m'approchai d'elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que j'avais. " c'est, me répondit- elle, par ce que vous m'allez dire que vous le mériterez. Levez- vous; votre père est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai déjà que trop expiée. Eh bien! Mademoiselle, que me voulez- vous? Qu'avez- vous résolu? - Maman, lui répondis- je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d'ajouter à vos peines, de quelque nature qu'elles soient; peut- être m'auriez- vous trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m'eussiez instruite plus tôt de quelques circonstances qu'il était difficile que je soupçonnasse; mais enfin je sais, je me connais, et il ne me reste qu'à me conduire en conséquence de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises entre mes soeurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais je suis toujours votre enfant, vous m'avez portée dans votre sein, et j'espère que vous ne l'oublierez pas. - Malheur à moi, ajouta- t- elle vivement, si je ne vous avouais pas autant qu'il est en mon pouvoir! - Eh bien! Maman, lui dis- je, rendez- moi vos bontés; rendez- moi votre présence; rendez- moi la tendresse de celui qui se croit mon père. - Peu s'en faut, ajouta- t- elle, qu'il ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui sans entendre ses reproches; il me les adresse par la dureté dont il en use avec vous; n'espérez point de lui les sentiments d'un père tendre. Et puis, vous l'avouerai- je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idée; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi, il me repousse, et la haine que je lui dois se répand sur vous. - Quoi! Lui dis- je, ne puis- je espérer que vous me traitiez, vous et M Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez recueillie par humanité? - Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de soeurs, je sais ce que j'aurais à faire; mais vous en avez deux, et elles ont l'une et l'autre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait s'est éteinte; la conscience a repris ses droits. - Mais celui à qui je dois la vie...? - Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le moindre de ses forfaits... " en cet endroit sa figure s'altéra, ses yeux s'allumèrent, l'indignation s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articulait plus; le tremblement de ses lèvres l'en empêchait. Elle était assise; elle pencha sa tête sur ses mains pour me dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait: " le monstre! Il n'a pas dépendu de lui qu'il ne vous ait étouffée dans mon sein par toutes les peines qu'il m'a causées; mais Dieu nous a conservées l'une et l'autre, pour que la mère expiât sa faute par l'enfant... Ma fille, vous n'avez rien, vous n'aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le dérobe à vos soeurs; voilà les suites d'une faiblesse. Cependant j'espère n'avoir rien à me reprocher en mourant; j'aurai gagné votre dot par mon économie. Je n'abuse point de la facilité de mon époux; mais je mets tous les jours à part ce que j'obtiens de temps en temps de sa libéralité. J'ai vendu ce que j'avais de bijoux, et j'ai obtenu de lui de disposer à mon gré du prix qui m'en est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles, je m'en suis privée; j'aimais la compagnie, je vis retirée; j'aimais le faste, j'y ai renoncé. Si vous entrez en religion, comme c'est ma volonté et celle de M Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours. - Mais, maman, lui dis- je, il vient encore ici quelques gens de bien; peut- être s'en trouvera- t- il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera pas même les épargnes que vous avez destinées à mon établissement. - Il n'y faut plus penser, votre éclat vous a perdue. - Le mal est- il sans ressource? - Sans ressource. - Mais, si je ne trouve point un époux, est- il nécessaire que je m'enferme dans un couvent? - à moins que vous ne veuilliez perpétuer ma douleur et mes remords, jusqu'à ce que j'aie les yeux fermés. Il faut que j'y vienne; vos soeurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit: voyez si je pourrai vous voir au milieu d'elles; quel serait l'effet de votre présence dans ces derniers moments! Ma fille, car vous l'êtes malgré moi, vos soeurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime; n'affligez pas une mère qui expire; laissez- la descendre paisiblement au tombeau; qu'elle puisse se dire à elle- même, lorsqu'elle sera sur le point de paraître devant le grand juge, qu'elle a réparé sa faute autant qu'il était en elle; qu'elle puisse se flatter qu'après sa mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez pas des droits que vous n'avez point. - Maman, lui dis- je, soyez tranquille là- dessus; faites venir un homme de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je souscrirai à tout ce qu'il vous plaira. - Cela ne se peut: un enfant ne se déshérite pas lui- même; c'est le châtiment d'un père et d'une mère justement irrités. S'il plaisait à Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que j'en vinsse à cette extrémité, et que je m'ouvrisse à mon mari, afin de prendre de concert les mêmes mesures. Ne m'exposez point à une indiscrétion qui me rendrait odieuse à ses yeux, et qui entraînerait des suites qui vous déshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans état; malheureuse, dites- moi ce que vous deviendrez; quelles idées voulez- vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que je dise à votre père... Que lui dirai- je? Que vous n'êtes pas son enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter à vos pieds pour obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'âme inflexible de votre père... " en ce moment, M Simonin entra; il vit le désordre de sa femme; il l'aimait; il était violent; il s'arrêta tout court, et tournant des regards terribles sur moi, il me dit: " sortez! " s'il eût été mon père, je ne lui aurais pas obéi, mais il ne l'était pas. Il ajouta, en parlant au domestique qui m'éclairait: " dites- lui qu'elle ne reparaisse plus. " je me renfermai dans ma petite prison. Je rêvai à ce que ma mère m'avait dit. Je me jetai à genoux, je priai Dieu qu'il m'inspirât; je priai longtemps; je demeurai le visage collé contre terre. On n'invoque presque jamais la voix du ciel que quand on ne sait à quoi se résoudre; et il est rare qu'alors elle ne nous conseille pas d'obéir. Ce fut le parti que je pris. " on veut que je sois religieuse; peut- être est- ce aussi la volonté de Dieu. Eh bien! Je le serai; puisqu'il faut que je sois malheureuse, qu'importe où je le sois! " je recommandai à celle qui me servait de m'avertir quand mon père serait sorti. Dès le lendemain je sollicitai un entretien avec ma mère; elle me fit répondre qu'elle avait promis le contraire à M Simonin, mais que je pouvais lui écrire avec un crayon qu'on me donna. J'écrivis donc sur un bout de papier ( ce fatal papier s'est retrouvé, et l'on ne s'en est que trop bien servi contre moi ): " maman, je suis fâchée de toutes les peines que je vous ai causées; je vous en demande pardon; mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre volonté que j'entre en religion, je souhaite que ce soit aussi celle de Dieu. " la servante prit cet écrit, et le porta à ma mère. Elle remonta un moment après, et elle me dit avec transport: " mademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le bonheur de votre père, de votre mère et le vôtre, pourquoi l'avoir différé si longtemps? Monsieur et madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici: ils se querellaient sans cesse à votre sujet; dieu merci, je ne verrai plus cela... " tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrêt de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vérifiera, si vous m'abandonnez. Quelques jours se passèrent, sans que j'entendisse parler de rien; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit brusquement; c'était M Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que je savais qu'il n'était pas mon père, sa présence ne me causait que de l'effroi. Je me levai, je lui fis révérence. Il me sembla que j'avais deux coeurs: je ne pouvais penser à ma mère sans m'attendrir, sans avoir envie de pleurer; il n'en était pas ainsi de M Simonin. Il est sûr qu'un père inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne au monde que lui; on ne sait pas cela sans s'être trouvé, comme moi, vis- à- vis d'un homme qui a porté longtemps et qui vient de perdre cet auguste caractère; les autres l'ignoreront toujours. Si je passais de sa présence à celle de ma mère, il me semblait que j'étais une autre. Il me dit: " Suzanne, reconnaissez- vous ce billet? - Oui, monsieur. - L'avez- vous écrit librement? - Je ne saurais dire qu'oui. - êtes- vous du moins résolue à exécuter ce qu'il promet? - Je le suis. - N'avez- vous de prédilection pour aucun couvent? - Non, ils me sont indifférents. - Il suffit. " Voilà ce que je répondis; mais malheureusement cela ne fut point écrit. Pendant une quinzaine d'une entière ignorance de ce qui se passait, il me parut qu'on s'était adressé à différentes maisons religieuses, et que le scandale de ma première démarche avait empêché qu'on ne me reçût postulante. On fut moins difficile à Longchamp; et cela, sans doute, parce qu'on insinua que j'étais musicienne, et que j'avais de la voix. On m'exagéra bien les difficultés qu'on avait eues, et la grâce qu'on me faisait de m'accepter dans cette maison; on m'engagea même à écrire à la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce témoignage écrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je ne revinsse contre mes voeux; on voulait avoir une attestation de ma propre main qu'ils avaient été libres. Sans ce motif, comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la supérieure, aurait- elle passé dans la suite entre les mains de mes beaux- frères? Mais fermons vite les yeux là- dessus; ils me montrent M Simonin comme je ne veux pas le voir: il n'est plus. Je fus conduite à Longchamp; ce fut ma mère qui m'accompagna. Je ne demandai point à dire adieu à M Simonin; j'avoue que la pensée ne m'en vint qu'en chemin. On m'attendait; j'étais annoncée, et par mon histoire et par mes talents: on ne me dit rien de l'une; mais on fut très pressé de voir si l'acquisition qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se fut entretenu de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui m'était arrivé, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments, la supérieure dit: " mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez; nous avons un clavecin; si vous vouliez, nous irions dans notre parloir... " j'avais l'âme serrée, mais ce n'était pas le moment de marquer de la répugnance. Ma mère passa, je la suivis; la supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosité avait attirées. C'était le soir; on m'apporta des bougies; je m'assis, je me mis au clavecin; je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tête, que j'en ai pleine, et n'en trouvant point. Cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m'était familier: tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres, ... Je ne sais ce que cela produisit; mais on ne m'écouta pas longtemps: on m'interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d'avoir mérités si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit entre les mains de la supérieure, me donna sa main à baiser, et s'en retourna. Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec toutes les apparences de postuler de mon plein gré. Mais vous, monsieur, qui connaissez jusqu'à ce moment tout ce qui s'est passé, qu'en pensez- vous? La plupart de ces choses ne furent point alléguées, lorsque je voulus revenir contre mes voeux; les unes, parce que c'étaient des vérités destituées de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient rendue odieuse sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant dénaturé, qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa liberté. On avait la preuve de ce qui était contre moi; ce qui était pour ne pouvait ni s'alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même qu'on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance; quelques personnes, étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en cause le directeur de ma mère et le mien; cela ne se pouvait; et quand la chose aurait été possible, je ne l'aurais pas soufferte. Mais à propos, de peur que je ne l'oublie, et que l'envie de me servir ne vous empêche d'en faire la réflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas davantage pour me déceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec l'obscurité et la sécurité que je cherche; celles de mon état ne savent point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! Mais dites- moi pourquoi cette idée m'épouvante? C'est que je ne sais où aller; c'est que je suis jeune et sans expérience; c'est que je crains la misère, les hommes et le vice; c'est que j'ai toujours vécu renfermée, et que si j'étais hors de Paris, je me croirais perdue dans le monde. Tout cela n'est peut- être pas vrai; mais c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas où aller, ni que devenir, cela dépend de vous. Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changeant de trois ans en trois ans. C'était une Madame De Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison. Je ne puis vous en dire trop de bien; c'est pourtant sa bonté qui m'a perdue. C'était une femme de sens, qui connaissait le coeur humain; elle avait de l'indulgence, quoique personne n'en eût moins besoin; nous étions tous ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle ne pouvait s'empêcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui permettait pas de fermer les yeux. J'en parle sans intérêt; j'ai fait mon devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je n'en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu'elle eût à me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite; après cela, je ne sais s'il me convient de vous dire qu'elle m'aima tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je sais que c'est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l'imaginer, ne l'ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien- aimées de la supérieure. Si j'avais quelque défaut à reprocher à Mme De Moni, c'est que son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, l'honnêteté, l'entraînait ouvertement; et qu'elle n'ignorait pas que celles qui n'y pouvaient prétendre, n'en étaient que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut- être plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare qu'une religieuse qui ne lui plaisait pas d'abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me prendre en gré; et j'eus tout d'abord la dernière confiance en elle. Malheur à celles dont elle ne l'attirait pas sans effort! Il fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu'elles se l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure à sainte- Marie; je la lui racontai sans déguisement comme à vous; je lui dis tout ce que je viens de vous écrire; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux. Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre l'habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût; je passe rapidement sur ces deux années, parce qu'elles n'eurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m'avançais pas à pas vers l'entrée d'un état pour lequel je n'étais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force; mais aussitôt je recourais à ma bonne supérieure, qui m'embrassait, qui développait mon âme, qui m'exposait fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire: " et les autres états n'ont- ils pas aussi leurs épines? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettons- nous à genoux, et prions. " alors elle se prosternait, elle priait haut, mais avec tant d'onction, d'éloquence, de douceur, d'élévation et de force, qu'on eût dit que l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient jusqu'au fond du coeur; d'abord on l'écoutait; peu à peu on était entraîné, on s'unissait à elle, l'âme tressaillait, et l'on partageait ses transports. Son dessein n'était pas de séduire; mais certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait de chez elle avec un coeur ardent, la joie et l'extase étaient peintes sur le visage, on versait des larmes si douces! C'était une impression qu'elle prenait elle- même, qu'elle gardait longtemps, et qu'on conservait. Ce n'est pas à ma seule expérience que je m'en rapporte, c'est à celle de toutes les religieuses. Quelques- unes m'ont dit qu'elles sentaient naître en elles le besoin d'être consolées comme celui d'un très grand plaisir; et je crois qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus d'habitude pour en venir là. J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une mélancolie si profonde, qu'elle mit ma bonne supérieure à de terribles épreuves; son talent l'abandonna, elle me l'avoua elle- même. " je ne sais, me dit- elle, ce qui se passe en moi; il me semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit se taise; c'est inutilement que je m'excite, que je cherche des idées, que je veux exalter mon âme; je me trouve une femme ordinaire et bornée; je crains de parler.- ah! Chère mère, lui dis- je, quel pressentiment! Si c'était Dieu qui vous rendît muette!... " un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j'allai dans sa cellule; ma présence l'interdit d'abord: elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment profond que je portais en moi était au- dessus de ses forces; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude d'être victorieuse. Cependant elle m'entreprit, elle s'échauffa peu à peu; à mesure que ma douleur tombait, son enthousiasme croissait; elle se jeta subitement à genoux, je l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais; elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. J'attendis inutilement: elle ne parla plus; elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras: " ah! Chère enfant, me dit- elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi! Voilà qui est fait, l'esprit s'est retiré, je le sens; allez, que Dieu vous parle lui- même, puisqu'il ne lui plaît pas de se faire entendre par ma bouche. " en effet, je ne sais ce qui s'était passé en elle, si je lui avais inspiré une méfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipée, si je l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce avec le ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, j'allai la voir; elle était d'une mélancolie égale à la mienne. Je me mis à pleurer, elle aussi; je me jetai à ses pieds, elle me bénit, me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant: " je suis lasse de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandé à Dieu de ne point voir ce jour, mais ce n'est pas sa volonté. Allez, je parlerai à votre mère, je passerai la nuit en prière, priez aussi; mais couchez- vous, je vous l'ordonne. - Permettez, lui répondis- je, que je m'unisse à vous. - Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'à onze, pas davantage. à neuf heures et demie je commencerai à prier et vous aussi; mais à onze vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez, chère enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit. " elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et cependant cette sainte femme allait dans les corridors frappant à chaque porte, éveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans l'église. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y furent, elle les invita à s'adresser au ciel pour moi. Cette prière se fit d'abord en silence; ensuite elle éteignit les lumières; toutes récitèrent ensemble le miserere , excepté la supérieure qui, prosternée au pied des autels, se macérait cruellement en disant: " ô Dieu! Si c'est par quelque faute que j'ai commise que vous vous êtes retiré de moi, accordez- m'en le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m'avez ôté, mais que vous vous adressiez vous- même à cette innocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez- lui, parlez à ses parents, et pardonnez- moi. " le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je ne l'entendis point; je n'étais pas encore éveillée. Elle s'assit à côté de mon lit; elle avait posé légèrement une de ses mains sur mon front; elle me regardait; l'inquiétude, le trouble et la douleur se succédaient sur son visage; et c'est ainsi qu'elle m'apparut lorsque j'ouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce qui s'était passé pendant la nuit; elle me demanda seulement si je m'étais couchée de bonne heure ( je lui répondis: " à l'heure que vous m'avez ordonnée. " ), si j'avais reposé ( " profondément.- je m'y attendais. " ), comment je me trouvais: " fort bien. Et vous, chère mère? - Hélas! Me dit- elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion sans inquiétude; mais je n'ai éprouvé sur aucune autant de trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse. - Si vous m'aimez toujours, je le serai. - Ah! S'il ne tenait qu'à cela! N'avez- vous pensé à rien pendant la nuit? - Non. - Vous n'avez fait aucun rêve? - Aucun. - Qu'est- ce qui se passe à présent dans votre âme? - Je suis stupide; j'obéis à mon sort sans répugnance et sans goût; je sens que la nécessité m'entraîne, et je me laisse aller. Ah! Ma chère mère, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de cette mélancolie, de cette douce inquiétude que j'ai quelquefois remarquée dans celles qui se trouvaient au moment où je suis. Je suis imbécile, je ne saurais même pleurer. On le veut, il le faut, est la seule idée qui me vienne... Mais vous ne me dites rien. - Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour vous écouter. J'attends votre mère. Tâchez de ne pas m'émouvoir; laissez les sentiments s'accumuler dans mon âme; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je me taise, je me connais; je n'ai qu'un jet, mais il est violent, et ce n'est pas avec vous qu'il doit s'exhaler. Reposez- vous encore un moment, que je vous voie; dites- moi seulement quelques mots, et laissez- moi prendre ici ce que je viens y chercher. J'irai, et Dieu fera le reste. " je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu'elle prit. Elle paraissait méditer, et méditer profondément; elle avait les yeux fermés avec effort; quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi; elle s'agitait; son âme se remplissait de tumulte, se composait et se ragitait ensuite. En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle; mais l'âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle- même, ou traverser les objets voisins, et démêler au delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l'avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement quelle heure il était. " il est bientôt six heures. - Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y veux pas être, cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, c'est de garder de la modération dans les premiers moments. " elle était à peine sortie que la mère des novices et mes compagnes entrèrent; on m'ôta les habits de religion, et l'on me revêtit des habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. Je n'entendis rien de ce qu'on disait autour de moi; j'étais presque réduite à l'état d'automate; je ne m'aperçus de rien; j'avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu'il fallait faire; on était souvent obligé de me le répéter, car je n'entendais pas de la première fois, et je le faisais; ce n'était pas que je pensasse à autre chose, c'est que j'étais absorbée; j'avais la tête lasse comme quand on s'est excédé de réflexions. Cependant la supérieure s'entretenait avec ma mère. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans cette entrevue qui dura longtemps; on m'a dit seulement que, quand elles se séparèrent, ma mère était si troublée, qu'elle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle était entrée, et que la supérieure était sortie les mains fermées et appuyées contre le front. Cependant les cloches sonnèrent; je descendis. L'assemblée était peu nombreuse. Je fus prêchée bien ou mal, je n'entendis rien. On disposa de moi pendant toute cette matinée qui a été nulle dans ma vie, car je n'en ai jamais connu la durée; je ne sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai dit. On m'a sans doute interrogée, j'ai sans doute répondu; j'ai prononcé des voeux, mais je n'en ai nulle mémoire, et je me suis trouvée religieuse aussi innocemment que je fus faite chrétienne; je n'ai pas plus compris à toute la cérémonie de ma profession qu'à celle de mon baptême, avec cette différence que l'une confère la grâce et que l'autre la suppose. Eh bien! Monsieur, quoique je n'aie pas réclamé à Longchamp, comme j'avais fait à sainte- Marie, me croyez- vous plus engagée? J'en appelle à votre jugement; j'en appelle au jugement de Dieu. J'étais dans un état d'abattement si profond, que, quelques jours après, lorsqu'on m'annonça que j'étais de choeur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je demandai s'il était bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus voir la signature de mes voeux; il fallut joindre à ces preuves le témoignage de toute la communauté, celui de quelques étrangers qu'on avait appelés à la cérémonie. M'adressant plusieurs fois à la supérieure, je lui disais: " cela est donc bien vrai?... " et je m'attendais toujours qu'elle m'allait répondre: " non, mon enfant; on vous trompe. " son assurance réitérée ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi tumultueux, aussi varié, si plein de circonstances singulières et frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas même le visage ni de celles qui m'avaient servie, ni celui du prêtre qui m'avait prêchée, ni de celui qui avait reçu mes voeux; le changement de l'habit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet instant j'ai été ce qu'on appelle physiquement aliénée. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet état; et c'est à la longueur de cette espèce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est passé; c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlé avec jugement, qui ont reçu les sacremeets, et qui, rendus à la santé, n'en ont aucune mémoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la maison; et je me suis dit à moi- même: " voilà apparemment ce qui m'est arrivé le jour que j'ai fait profession. " mais il reste à savoir si ces actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y être. Je fis dans la même année trois pertes intéressantes: celle de mon père, ou plutôt de celui qui passait pour tel ( il était âgé, il avait beaucoup travaillé, il s'éteignit ); celle de ma supérieure; et celle de ma mère. Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se condamna au silence; elle fit porter sa bière dans sa chambre. Elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits à méditer et à écrire: elle a laissé quinze méditations, qui me semblent à moi de la plus grande beauté. J'en ai une copie; si quelque jour vous étiez curieux de voir les idées que cet instant suggère, je vous les communiquerais; elles sont intitulées: les derniers instants de la soeur de Moni . à l'approche de sa mort, elle se fit habiller; elle était étendue sur son lit; on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un christ entre ses bras. C'était la nuit; la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout à coup ses yeux brillèrent; elle se releva brusquement, elle parla; sa voix était presque aussi forte que dans l'état de santé; le don qu'elle avait perdu lui revint: elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur éternel. " mes enfants, votre douleur vous en impose. C'est là, c'est là, disait- elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercéderai pour vous, et je serai exaucée. Approchez toutes, que je vous embrasse; venez recevoir ma bénédiction et mes adieux... " c'est en prononçant ces dernières paroles que trépassa cette femme rare, qui a laissé après elle des regrets qui ne finiront point. Ma mère mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin; sa santé avait été fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon père, ni l'histoire de ma naissance. Celui qui avait été son directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet; c'était cinquante louis avec un billet, enveloppés et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet: " mon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu économiser sur les petits présents de M Simonin. Vivez saintement, c'est le mieux, même pour votre bonheur en ce monde. Priez pour moi; votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise; aidez- moi à l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considération des bonnes oeuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille; et quoique le choix de l'état que vous avez embrassé n'ait pas été aussi volontaire que je l'aurais désiré, craignez d'en changer. Que n'ai- je été renfermée dans un couvent pendant toute ma vie! Je ne serais pas si troublée de la pensée qu'il faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mère, dans l'autre monde, dépend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui- ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne demandez rien à vos soeurs, elles ne sont pas en état de vous secourir; n'espérez rien de votre père, il m'a précédée, il a vu le grand jour, il m'attend; ma présence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah! Malheureuse mère! Ah! Malheureuse enfant! Vos soeurs sont arrivées; je ne suis pas contente d'elles: elles prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mère qui se meurt, des querelles d'intérêt qui m'affligent. Quand elles s'approchent de mon lit, je me retourne de l'autre côté. Que verrais- je en elles? Deux créatures en qui l'indigence a éteint le sentiment de la nature. Elles soupirent après le peu que je laisse; elles font au médecin et à la garde des questions indécentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment où je m'en irai, et qui les saisira de tout ce qui m'environne. Elles ont soupçonné, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent caché entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles n'aient mis en oeuvre pour me faire lever, et elles y ont réussi; mais heureusement mon dépositaire était venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre qu'il a écrite sous ma dictée. Brûlez la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientôt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos voeux; car je désire toujours que vous demeuriez en religion: l'idée de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achèverait de troubler mes derniers instants. " mon père mourut le 5 janvier, ma supérieure sur la fin du même mois, et ma mère la seconde fête de noël. Ce fut la soeur sainte- Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah! Monsieur, quelle différence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit quelle femme c'était que la première. Celle- ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions; elle donnait dans les opinions nouvelles; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait précédée: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d'accusations, de calomnies et de persécutions. Il fallut s'expliquer sur des questions de théologie où nous n'entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère de Moni n'approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le corps; elle ne s'était macérée que deux fois en sa vie: une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pénitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun défaut, et qu'elles ne servaient qu'à donner de l'orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et l'esprit serein. La première chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de défendre d'altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et fit retirer le nouveau et l'ancien testament. Les favorites du règne antérieur ne sont jamais les favorites du règne qui suit. Je fus indifférente, pour ne rien dire de pis, à la supérieure actuelle, par la raison que sa précédente m'avait chérie; mais je ne tardai pas à empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermeté, selon le coup d'oeil sous lequel vous les considérerez. La première, ce fut de m'abandonner à toute la douleur que je ressentais de la perte de notre première supérieure; d'en faire l'éloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'étaient pas favorables à celle- ci; de peindre l'état de la maison sous les années passées; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors; et d'exalter les moeurs, les sentiments, le caractère de la soeur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me défaire de ma discipline; de prêcher mes amies là- dessus, et d'en engager quelques- unes à suivre mon exemple. La troisième, de me pourvoir d'un ancien et d'un nouveau testament. La quatrième, de rejeter tout parti, de m'en tenir au titre de chrétienne, sans accepter le nom de janséniste ou de moliniste. La cinquième, de me renfermer rigoureusement dans la règle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delà ni en deçà; conséquemment, de ne me prêter à aucune action surérogatoire, celles d'obligation ne me paraissant déjà que trop dures; de ne monter à l'orgue que les jours de fête; de ne chanter que quand je serais de choeur; de ne plus souffrir qu'on abusât de ma complaisance et de mes talents, et qu'on me mît à tout et à tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par coeur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fût pas exprimé clairement, ou qui n'y fût pas, ou qui m'y parût contraire, je m'y refusais fermement, je prenais le livre, et je disais: " voilà les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point pris d'autres. " mes discours en entraînèrent quelques- unes. L'autorité des maîtresses se trouva très bornée; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d'éclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient, et j'étais toujours pour la règle contre le despotisme. J'eus bientôt l'air, et peut- être un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de m l'archevêque étaient sans cesse appelés; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes; et il n'est pas arrivé une seule fois qu'on m'ait condamnée, tant j'avais d'attention à mettre la raison de mon côté. Il était impossible de m'attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu'une supérieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et les visites, ne connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brûlé mon cilice et jeté ma discipline; j'avais conseillé la même chose à d'autres; je ne voulais entendre parler jansénisme et molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'étais soumise à la constitution, je répondais que je l'étais à l'église; si j'acceptais la bulle, que j'acceptais l'évangile. On visita ma cellule; on y découvrit l'ancien et le nouveau testament. Je m'étais échappée en propos indiscrets sur l'intimité suspecte de quelques- unes des favorites; la supérieure avait des tête- à- tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j'en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre, et j'en vins à bout. On ne se plaignit plus de moi aux supérieurs, mais on s'occupa à me rendre la vie dure. On défendit aux autres religieuses de m'approcher; et bientôt je me trouvai seule. J'avais des amies en petit nombre; on se douta qu'elles chercheraient à se dédommager à la dérobée de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir de jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou à des heures défendues; on nous épia: l'on me surprit, tantôt avec l'une, tantôt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus châtiée de la manière la plus inhumaine: on me condamna des semaines entières à passer l'office à genoux, séparée du reste, au milieu du choeur; à vivre de pain et d'eau; à demeurer enfermée dans ma cellule; à satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices n'étaient guère mieux traitées. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m'en supposait; on me donnait à la fois des ordres incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manqué; on avançait les heures des offices, des repas; on dérangeait à mon insu toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j'étais tous les jours punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude et la persécution. Les choses en vinrent au point que l'on se fit un jeu de me tourmenter; c'était l'amusement de cinquante personnes liguées. Il m'est impossible d'entrer dans tout le petit détail de ces méchancetés; on m'empêchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vêtement; une autre fois c'étaient mes clefs ou mon bréviaire; ma serrure se trouvait embarrassée; ou l'on m'empêchait de bien faire, ou l'on dérangeait les choses que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie était une suite de délits réels ou simulés, et de châtiments. Ma santé ne tint point à des épreuves si longues et si dures; je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mélancolie. J'allais dans les commencements chercher de la force au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allée! Combien j'y ai regardé de fois! Il y avait à côté un banc de pierre; combien de fois je m'y suis assise, la tête appuyée sur les bords de ce puits! Combien de fois, dans le tumulte de mes idées, me suis- je levée brusquement et résolue à finir mes peines! Qu'est- ce qui m'a retenue? Pourquoi préférais- je alors de pleurer, de crier à haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me déchirer le visage avec les ongles? Si c'était Dieu qui m'empêchait de me perdre, pourquoi ne pas arrêter aussi tous ces autres mouvements? Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra fort étrange peut- être, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes visites fréquentes vers ce puits n'aient été remarquées, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattées qu'un jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon coeur. Quand j'allais de ce côté, on affectait de s'en éloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvé la porte du jardin ouverte à des heures où elle devait être fermée, singulièrement les jours où l'on avait multiplié sur moi les chagrins, l'on avait poussé à bout la violence de mon caractère, et l'on me croyait l'esprit aliéné. Mais aussitôt que je crus avoir deviné que ce moyen de sortir de la vie était pour ainsi dire offert à mon désespoir, qu'on me conduisait à ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prêt à me recevoir, je ne m'en souciai plus. Mon esprit se tourna vers d'autres côtés; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenêtres; le soir, en me déshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretières; un autre jour, je refusais le manger; je descendais au réfectoire, et je restais le dos appuyé contre la muraille, les mains pendantes à mes côtés, les yeux fermés, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi. Je m'oubliais si parfaitement dans cet état, que toutes les religieuses étaient sorties, et que je restais; on affectait alors de se retirer sans bruit, et l'on me laissait là; puis on me punissait d'avoir manqué aux exercices. Que vous dirai- je? On me dégoûta de presque tous les moyens de m'ôter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, on me les présentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut- être n'y serais- je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'ôte la vie, peut- être cherche- t- on à désespérer les autres, et la garde- t- on quand on croit les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vérité, s'il est possible que je me rappelle mon état, quand j'étais à côté du puits, il me semble que je criais au dedans de moi à ces malheureuses qui s'éloignaient pour favoriser un forfait: " faites un pas de mon côté, montrez- moi le moindre désir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sûres que vous arriverez trop tard. " en vérité, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement à tourmenter et à perdre se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les cloîtres. J'en étais là, lorsque, revenant sur ma vie passée, je songeai à faire résilier mes voeux. J'y rêvai d'abord légèrement; seule, abandonnée, sans appui, comment réussir dans un projet si difficile, même avec tous les secours qui me manquaient? Cependant cette idée me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus à moi; j'évitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut étonné; la méchanceté s'arrêta tout court, comme un ennemi lâche qui vous poursuit et à qui l'on fait face au moment où il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais à vous faire, c'est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d'une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile à exécuter: il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bûcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brûlés; et cependant dans ces événements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait- ce pas qu'on craint le péril pour soi et pour celles qu'on aime, et qu'on dédaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on hait? Cette dernière idée est bien subtile pour être vraie. à force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et même l'on en croit la possibilité; on est bien fort quand on en est là. Ce fut pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait- il? De dresser un mémoire et de le donner à consulter; l'un et l'autre n'étaient pas sans danger. Depuis qu'il s'était fait une révolution dans ma tête, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait de l'oeil; je ne faisais pas un pas qui ne fût éclairé; je ne disais pas un mot qu'on ne le pesât. On se rapprocha de moi, on chercha à me sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisération et de l'amitié; on revenait sur ma vie passée; on m'accusait faiblement, on m'excusait; on espérait une meilleure conduite, on me flattait d'un avenir plus doux. Cependant on entrait à tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prétextes, brusquement, sourdement; on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude de coucher habillée; j'en avais pris une autre, c'était celle d'écrire ma confession. Ces jours- là, qui sont marqués, j'allais demander de l'encre et du papier à la supérieure, qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rédigeais dans ma tête ce que j'avais à proposer; c'était, en abrégé, tout ce que je viens de vous écrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntés. Mais je fis trois étourderies: la première, de dire à la supérieure que j'aurais beaucoup de choses à écrire, et de lui demander, sous ce prétexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de mon mémoire, et de laisser là ma confession; et la troisième, n'ayant point fait de confession et n'étant point préparée à cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut remarqué; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandé avait été employé autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi à ma confession, comme il était évident, quel usage en avais- je fait? Sans savoir qu'on prendrait ces inquiétudes, je sentis qu'il ne fallait pas qu'on trouvât chez moi un écrit de cette importance. D'abord je pensai à le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis à le cacher dans mes vêtements, à l'enfouir dans le jardin, à le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressée de l'écrire, et combien j'en fus embarrassée quand il fut écrit. D'abord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai à l'office qui sonnait. J'étais dans une inquiétude qui se décelait à mes mouvements. J'étais assise à côté d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je l'avais vue me regarder en pitié et verser des larmes; elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je résolus de lui confier mon papier; dans un moment d'oraison où toutes les religieuses se mettent à genoux, s'inclinent, et sont comme plongées dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derrière moi; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reçu beaucoup d'autres: elle s'était occupée pendant des mois entiers à lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait à mes devoirs pour avoir droit de me châtier; elle venait frapper à ma porte quand il était heure de sortir; elle rarangeait ce qu'on dérangeait; elle allait sonner ou répondre quand il le fallait; elle se trouvait partout où je devais être. J'ignorais tout cela. Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortîmes du choeur, la supérieure me dit: " soeur Suzanne, suivez- moi. " je la suivis; puis s'arrêtant dans le corridor à une autre porte: " voilà, me dit- elle, votre cellule; c'est la soeur saint- Jérôme qui occupera la vôtre. " j'entrai, et elle avec moi. Nous étions toutes deux assises sans parler, lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise; et la supérieure me dit: " soeur Suzanne, déshabillez- vous, et prenez ce vêtement. " j'obéis en sa présence; cependant elle était attentive à tous mes mouvements. La soeur qui avait apporté les habits était à la porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittés, sortit; et la supérieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procédés; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherché partout dans ma cellule; on avait décousu l'oreiller et les matelas; on avait déplacé tout ce qui pouvait l'être ou l'avoir été; on marcha sur mes traces; on alla au confessionnal, à l'église, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre; je vis une partie de ces recherches; je soupçonnai le reste. On ne trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y avait quelque chose. On continua de m'épier pendant plusieurs jours: on allait où j'étais allée; on regardait partout, mais inutilement. Enfin la supérieure crut qu'il n'était possible de savoir la vérité que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et elle me dit: "soeur Suzanne, vous avez des défauts; mais vous n'avez pas celui de mentir; dites- moi donc la vérité: qu'avez- vous fait de tout le papier que je vous ai donné? - Madame, je vous l'ai dit. - Cela ne se peut, car vous m'en avez demandé beaucoup, et vous n'avez été qu'un moment au confessionnal. - Il est vrai. - Qu'en avez- vous donc fait? - Ce que je vous ai dit. - Eh bien! Jurez- moi, par la sainte obéissance que vous avez vouée à Dieu, que cela est; et malgré les apparences, je vous croirai. - Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment pour une chose si légère; et il ne m'est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer. - Vous me trompez, soeur Suzanne, et vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Qu'avez- vous fait du papier que je vous ai donné? - Je vous l'ai dit. - Où est- il? - Je ne l'ai plus. - Qu'en avez- vous fait? - Ce que l'on fait de ces sortes d'écrits, qui sont inutiles après qu'on s'en est servi. - Jurez- moi, par la sainte obéissance, qu'il a été tout employé à écrire votre confession, et que vous ne l'avez plus. - Madame, je vous le répète, cette seconde chose n'étant pas plus importante que la première, je ne saurais jurer. - Jurez, me dit- elle, ou... - Je ne jurerai point. - Vous ne jurerez point? - Non, madame. - Vous êtes donc coupable? - Et de quoi puis- je être coupable? - De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affecté de louer celle qui m'avait précédée, pour me rabaisser; de mépriser les usages qu'elle avait proscrits, les lois qu'elle avait abolies et que j'ai cru devoir rétablir; de soulever toute la communauté; d'enfreindre les règles, de diviser les esprits; de manquer à tous vos devoirs; de me forcer à vous punir et à punir celles que vous avez séduites, la chose qui me coûte le plus. J'aurais pu sévir contre vous par les voies les plus dures; je vous ai ménagée; j'ai cru que vous reconnaîtriez vos torts, que vous reprendriez l'esprit de votre état, et que vous reviendriez à moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe quelque chose dans votre esprit qui n'est pas bien; vous avez des projets; l'intérêt de la maison exige que je les connaisse, et je les connaîtrai; c'est moi qui vous en réponds. Soeur Suzanne, dites- moi la vérité. - Je vous l'ai dite. - Je vais sortir; craignez mon retour... Je m'assieds; je vous donne encore un moment pour vous déterminer... Vos papiers, s'ils existent... - Je ne les ai plus. - Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession. - Je ne saurais le faire. " elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites; elles avaient l'air égaré et furieux. Je me jetai à leurs pieds, j'implorai leur miséricorde. Elles criaient toutes ensemble: " point de miséricorde, madame; ne vous laissez pas toucher: qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix. " j'embrassais les genoux tantôt de l'une, tantôt de l'autre; je leur disais, en les nommant par leurs noms: " soeur sainte- Agnès, soeur sainte- Julie, que vous ai- je fait? Pourquoi irritez- vous ma supérieure contre moi? Est- ce ainsi que j'en ai usé? Combien de fois n'ai- je pas supplié pour vous? Vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je n'y suis pas. " la supérieure, immobile, me regardait et me disait " donne tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu'ils contenaient. - Madame, lui disaient- elles, ne les lui demandez plus; vous êtes trop bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une âme indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens extrêmes; c'est elle qui vous y porte, tant pis pour elle. - Ma chère mère, lui disais- je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure. - Ce n'est pas là le serment que je veux. - Elle aura écrit contre vous, contre nous, quelque mémoire au grand vicaire, à l'archevêque; dieu sait comme elle aura peint l'intérieur de la maison; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous. " la supérieure ajouta: " soeur Suzanne, voyez... " je me levai brusquement, et je lui dis: " madame, j'ai tout vu; je sens que je me perds; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira; écoutez leur fureur, consommez votre injustice. " et à l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On m'arracha mon voile; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure; on s'en saisit; je suppliai qu'on me permît de le baiser encore une fois; on me refusa. On me jeta une chemise, on m'ôta mes bas, l'on me couvrit d'un sac, et l'on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j'appelais à mon secours; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J'invoquais le ciel, j'étais à terre, et l'on me traînait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries; j'étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, où l'on me jeta sur une natte que l'humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire; je portai mes mains à ma gorge; je déchirai mon vêtement avec mes dents; je poussai des cris affreux; je hurlais comme une bête féroce; je me frappai la tête contre les murs; je me mis toute en sang; je cherchai à me détruire jusqu'à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est là que j'ai passé trois jours; je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait: " obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d'ici. - Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! Soeur saint- Clément, il est un dieu... " le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte; c'étaient les mêmes religieuses qui m'avaient conduite. Après l'éloge des bontés de notre supérieure, elles m'annoncèrent qu'elle me faisait grâce, et qu'on allait me mettre en liberté. " il est trop tard, leur dis- je, laissez- moi ici, je veux y mourir. " cependant elles m'avaient relevée, et elles m'entraînaient; on me conduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure. " j'ai consulté Dieu sur votre sort et il a touché mon coeur: il veut que j'aie pitié de vous, et je lui obéis. Mettez- vous à genoux et demandez- lui pardon. " je me mis à genoux, et je dis: " mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi. - Quel orgueil! S'écrièrent- elles; elle se compare à Jésus- Christ, et elle nous compare aux juifs qui l'ont crucifié. - Ne me considérez pas, leur dis- je, mais considérez- vous, et jugez. - Ce n'est pas tout, me dit la supérieure; jurez- moi, par la sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est passé. - Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j'en garderai le silence? Personne n'en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure. - Vous le jurez? - Oui, je vous le jure. " cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu'elles m'avaient donnés, et elles me laissèrent me rhabiller des miens. J'avais pris de l'humidité; j'étais dans une circonstance critique; j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je n'avais pris que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette persécution serait la dernière que j'aurais à souffrir. C'est l'effet momentané de ces secousses violentes qui montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes. Je revins en très peu de temps, et je trouvai, quand je reparus, toute la communauté persuadée que j'avais été malade. Je repris les exercices de la maison et ma place à l'église. Je n'avais pas oublié mon papier, ni la soeur à qui je l'avais confié; j'étais sûre qu'elle n'avait point abusé de ce dépôt, mais qu'elle ne l'avait pas gardé sans inquiétude. Quelques jours après ma sortie de prison, au choeur, au moment même où je le lui avais donné, c'est- à- dire lorsque nous nous mettons à genoux et qu'inclinées les unes vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe; je tendis la main, et l'on me donna un billet qui ne contenait que ces mots: " combien vous m'avez inquiétée! Et ce cruel papier, que faut- il que j'en fasse?. " après avoir lu celui- ci, je le roulai dans mes mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au commencement du carême. Le temps approchait où la curiosité d'entendre appelle à Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais la voix très belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons religieuses qu'on est attentif aux plus petits intérêts; on eut quelques ménagements pour moi; je jouis d'un peu plus de liberté; les soeurs que j'instruisais au chant purent approcher de moi sans conséquence. Celle à qui j'avais confié mon mémoire en était une; dans les heures de récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l'écart, je la faisais chanter; et pendant qu'elle chantait, voici ce que je lui dis: " vous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupçon de m'avoir servie; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut à ce prix. - Laissons cela, me dit- elle; de quoi s'agit- il? - Il s'agit de faire passer sûrement cette consultation à quelque habile avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle vient, et d'en obtenir une réponse que vous me rendrez à l'église ou ailleurs. - à propos, me dit- elle, qu'avez- vous fait de mon billet? - Soyez tranquille, je l'ai avalé. - Soyez tranquille vous- même, je penserai à votre affaire. " vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle me parlait, qu'elle chantait tandis que je lui répondais, et que notre conversation était entrecoupée de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur, est encore dans la maison; son bonheur est entre vos mains; si l'on venait à découvrir ce qu'elle a fait pour moi, il n'y a sorte de tourments auxquels elle ne fût exposée. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d'un cachot; j'aimerais mieux y rentrer. Brûlez donc ces lettres, monsieur; si vous en séparez l'intérêt que vous voulez bien prendre à mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'être conservé. Voilà ce que je vous disais alors; mais hélas! Elle n'est plus, et je reste seule. Elle ne tarda pas à me tenir parole, et à m'en informer à notre manière accoutumée. La semaine sainte arriva; le concours à nos ténèbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l'on donne à vos comédiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais être entendus dans les temples du seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres où l'on célèbre la mémoire de son fils attaché sur la croix pour l'expiation des crimes du genre humain. Mes jeunes élèves étaient bien préparées; quelques- unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression et du goût; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès de mes soins. Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le saint- sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier, où il reste jusqu'au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes après les autres, ou deux à deux. Il y a un tableau qui indique à chacune son heure d'adoration; que je fus contente d'y lire: la soeur sainte- Suzanne et la soeur sainte- Ursule, depuis deux heures du matin jusqu'à trois ! Je me rendis au reposoir à l'heure marquée; ma compagne y était. Nous nous plaçâmes l'une à côté de l'autre sur les marches de l'autel; nous nous prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une demi- heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant: " nous n'aurons peut- être jamais l'occasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement; Dieu connaît la contrainte où nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je n'ai pas lu votre mémoire; mais il n'est pas difficile de deviner ce qu'il contient. J'en aurai incessamment la réponse; mais si cette réponse vous autorise à poursuivre la résiliation de vos voeux, ne voyez- vous pas qu'il faudra nécessairement que vous confériez avec des gens de loi? - Il est vrai. - Que vous aurez besoin de liberté? - Il est vrai. - Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions présentes pour vous en procurer? - J'y ai pensé. - Vous le ferez donc? - Je verrai. - Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez ici abandonnée à toute la fureur de la communauté. Avez- vous prévu les persécutions qui vous attendent? - Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes. - Je n'en sais rien. - Pardonnez- moi. D'abord on n'osera disposer de ma liberté. - Et pourquoi cela? - Parce qu'alors je serai sous la protection des lois; il faudra me représenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloître; j'aurai la bouche ouverte, la liberté de me plaindre; je vous attesterai toutes; on n'osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre; on n'aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu'on en usât mal avec moi, mais on ne le fera pas; soyez sûre qu'on prendra une conduite tout opposée. On me sollicitera, on me représentera le tort que je vais me faire à moi- même et à la maison; et comptez qu'on n'en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la séduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira les voies de force: - mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour un état dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs. - Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle ne me quittera pas. Je finirais par être une mauvaise religieuse; il faut prévenir ce moment. - Mais si par malheur vous succombez? - Si je succombe, je demanderai à changer de maison, ou je mourrai dans celle- ci. - On souffre longtemps avant que de mourir. Ah! Mon amie, votre démarche me fait frémir: je tremble que vos voeux ne soient résiliés, et qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que deviendrez- vous? Que ferez- vous dans le monde? Vous avez de la figure, de l'esprit et des talents; mais on dit que cela ne mène à rien avec la vertu; et je sais que vous ne vous départirez pas de cette dernière qualité. - Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas à la vertu; c'est sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit être considérée. - On la loue, mais on ne fait rien pour elle. - C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi qu'on m'objecte, on respectera mes moeurs; on ne dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois entraînée hors de mon état par une passion déréglée. Je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n'a pas été volontaire. Avez- vous lu mon mémoire? - Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donné, parce qu'il était sans adresse, et que j'ai dû penser qu'il était pour moi; mais les premières lignes m'ont détrompée, et je n'ai pas été plus loin. Que vous fûtes bien inspirée de me l'avoir remis! Un moment plus tard, on l'aurait trouvé sur vous... Mais l'heure qui finit notre station approche, prosternons- nous; que celles qui vont nous succéder nous trouvent dans la situation où nous devons être. Demandez à Dieu qu'il vous éclaire et qu'il vous conduise; je vais unir ma prière et mes soupirs aux vôtres. " j'avais l'âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite; moi, je me prosternai; mon front était appuyé contre la dernière marche de l'autel, et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas m'être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le coeur me palpitait avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui m'environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni combien j'y serais encore restée; mais je fus un spectacle bien touchant, il faut le croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule; je me trompais; elles étaient toutes les trois placées derrière moi, debout et fondant en larmes: elles n'avaient osé m'interrompre; elles attendaient que je sortisse de moi- même de l'état de transport et d'effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j'en juge par l'effet qu'il produisit sur elles et par ce qu'elles ajoutèrent: que je ressemblais alors à notre ancienne supérieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement. Si j'avais eu quelque penchant à l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un rôle dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eût réussi. Mon âme s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supérieure m'a dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait aimé Dieu comme moi, que j'avais un coeur de chair et les autres un coeur de pierre. Il est sûr que j'éprouvais une facilité extrême à partager son extase; et que, dans les prières qu'elle faisait à haute voix, quelquefois il m'arrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle- même. Les autres l'écoutaient en silence ou la suivaient; moi je l'interrompais, ou je la devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais très longtemps l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose; car, si l'on discernait dans les autres qu'elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle qu'elle avait conversé avec moi. Mais qu'est- ce que cela signifie, quand la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cédâmes la place à celles qui nous succédaient; nous nous embrassâmes bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de nous séparer. La scène du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez à cela le succès de nos ténèbres du vendredi saint: je chantai, je touchai de l'orgue, je fus applaudie. ô têtes folles de religieuses! Je n'eus presque rien à faire pour me réconcilier avec toute la communauté; on vint au- devant de moi, la supérieure la première. Quelques personnes du monde cherchèrent à me connaître; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y refuser. Je vis m le premier président, Mme De Soubise, et une foule d'honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde; et parmi tout cela cette sorte d'étourdis que vous appelez des talons rouges , et que j'eus bientôt congédiés. Je ne cultivai de connaissances que celles qu'on ne pouvait m'objecter; j'abandonnai le reste à celles de nos religieuses qui n'étaient pas si difficiles. J'oubliais de vous dire que la première marque de bonté qu'on me donna, ce fut de me rétablir dans ma cellule. J'eus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne supérieure, et l'on n'eut pas celui de me le refuser; il a repris sa place sur mon coeur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d'élever mon âme à Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je me sens l'âme froide, je le détache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage que nous n'ayons pas connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposés à notre vénération; ils feraient bien une autre impression sur nous; ils ne nous laisseraient pas à leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons. J'eus la réponse à mon mémoire; elle était d'un M Manouri, ni favorable, ni défavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on demandait un grand nombre d'éclaircissements auxquels il était difficile de satisfaire sans se voir; je me nommai donc, et j'invitai M Manouri à se rendre à Longchamp. Ces messieurs se déplacent difficilement; cependant il vint. Nous nous entretînmes très longtemps; nous convînmes d'une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sûrement ses demandes et je lui enverrais mes réponses. J'employai de mon côté tout le temps qu'il donnait à mon affaire, à disposer les esprits, à intéresser à mon sort et à me faire des protections. Je me nommai; je révélai ma conduite dans la première maison que j'avais habitée, ce que j'avais souffert dans la maison domestique, les peines qu'on m'avait faites en couvent, ma réclamation à sainte- Marie, mon séjour à Longchamp, ma prise d'habit, ma profession, la cruauté avec laquelle j'avais été traitée depuis que j'avais consommé mes voeux. On me plaignit, on m'offrit du secours; je retins la bonne volonté qu'on me témoignait pour le temps où je pourrais en avoir besoin, sans m'expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais obtenu de Rome la permission de réclamer contre mes voeux; incessamment l'action allait être intentée, qu'on était là- dessus dans une sécurité profonde. Je vous laisse donc à penser quelle fut la surprise de ma supérieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de soeur Marie- Suzanne Simonin, une protestation contre ses voeux, avec la demande de quitter l'habit de religion, et de sortir du cloître pour disposer d'elle comme elle le jugerait à propos. J'avais bien prévu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition; celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes beaux- frères et soeurs alarmés: ils avaient eu tout le bien de la famille; et libre, j'aurais eu des reprises considérables à faire sur eux. J'écrivis à mes soeurs; je les suppliai de n'apporter aucune opposition à ma sortie; j'en appelai à leur conscience sur le peu de liberté de mes voeux; je leur offris un désistement par acte authentique de toutes mes prétentions à la succession de mon père et de ma mère; je n'épargnai rien pour leur persuader que ce n'était ici une démarche ni d'intérêt, ni de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments; cet acte que je leur proposais, fait tandis que j'étais encore engagée en religion, devenait invalide; et il était trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre. Puis leur convenait- il d'accepter mes propositions? Laisseront- elles une soeur sans asile et sans fortune? Jouiront- elles de son bien? Que dira- t- on dans le monde? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons- nous? S'il lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte d'homme qu'elle épousera? Et si elle a des enfants?... Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative. Voilà ce qu'elles se dirent et ce qu'elles firent. à peine la supérieure eut- elle reçu l'acte juridique de ma demande, qu'elle accourut dans ma cellule. " comment, soeur sainte- Suzanne, me dit- elle, vous voulez nous quitter? - Oui, madame. - Et vous allez appeler de vos voeux? - Oui, madame. - Ne les avez- vous pas faits librement? - Non, madame. - Et qui est- ce qui vous a contrainte? - Tout. - Monsieur votre père? - Mon père. - Madame votre mère? - Elle- même. - Et pourquoi ne pas réclamer au pied des autels? - J'étais si peu à moi, que je ne me rappelle pas même d'y avoir assisté. - Pouvez- vous parler ainsi? - Je dis la vérité. - Quoi! Vous n'avez pas entendu le prêtre vous demander: " soeur sainte- Suzanne Simonin, promettez- vous à Dieu obéissance, chasteté et pauvreté? " - je n'en ai pas mémoire. - Vous n'avez pas répondu qu'oui? - Je n'en ai pas mémoire. - Et vous imaginez que les hommes vous en croiront? - Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins vrai. - Chère enfant, si de pareils prétextes étaient écoutés, voyez quels abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une démarche inconsidérée; vous vous êtes laissé entraîner par un sentiment de vengeance, vous avez à coeur les châtiments que vous m'avez obligée de vous infliger; vous avez cru qu'ils suffisaient pour rompre vos voeux; vous vous êtes trompée, cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez déjà commis dans votre coeur; et que vous allez le consommer. - Je ne serai point parjure, je n'ai rien juré. - Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont- ils pas été réparés? - Ce ne sont point ces torts qui m'ont déterminée. - Qu'est- ce donc? - Le défaut de vocation, le défaut de liberté dans mes voeux. - Si vous n'étiez point appelée, si vous étiez contrainte, que ne le disiez- vous quand il en était temps? - Et à quoi cela m'aurait- il servi? - Que ne montriez- vous la même fermeté que vous eûtes à sainte- Marie? - Est- ce que la fermeté dépend de nous? Je fus ferme la première fois; la seconde, j'étais imbécile. - Que n'appeliez- vous un homme de loi? Que ne protestiez- vous? Vous avez eu les vingt- quatre heures pour constater votre regret. - Savais- je rien de ces formalités? Quand je les aurais sues, étais- je en état d'en user? Quand j'aurais été en état d'en user, l'aurais- je pu? Quoi! Madame, ne vous êtes- vous pas aperçue vous- même de mon aliénation? Si je vous prends à témoin, jurerez- vous que j'étais saine d'esprit? - Je le jurerai. - Eh bien! Madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez parjure. - Mon enfant, vous allez faire un éclat inutile. Revenez à vous, je vous en conjure par votre propre intérêt, par celui de la maison; ces sortes d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses. - Ce ne sera pas ma faute. - Les gens du monde sont méchants; on fera les suppositions les plus défavorables à votre esprit, à votre coeur, à vos moeurs; on croira... - Tout ce qu'on voudra. - Mais parlez- moi à coeur ouvert; si vous avez quelque mécontentement secret, quel qu'il soit, il y a du remède. - J'étais, je suis et je serai toute ma vie mécontente de mon état. - L'esprit séducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche à nous perdre, aurait- il profité de la liberté trop grande qu'on vous a accordée depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste? - Non, madame; vous savez que je ne fais pas un serment sans peine: j'atteste Dieu que mon coeur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun sentiment honteux. - Cela ne se conçoit pas. - Rien cependant, madame, n'est plus facile à concevoir. Chacun a son caractère, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, et je la hais; vous avez reçu de Dieu les grâces de votre état, et elles me manquent toutes; vous vous seriez perdue dans le monde, et vous assurez ici votre salut; je me perdrais ici, et j'espère me sauver dans le monde; je suis et je serais une mauvaise religieuse. - Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous. - Mais c'est avec peine et à contre- coeur. - Vous en méritez davantage. - Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mérite; et je suis forcée de m'avouer qu'en me soumettant à tout, je ne mérite rien. Je suis lasse d'être une hypocrite; en faisant ce qui sauve les autres, je me déteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de véritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goût pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour d'elles ni grille, ni muraille qui les retînt. Il s'en manque bien que je sois de ce nombre: mon corps est ici, mais mon coeur n'y est pas; il est au dehors; et s'il fallait opter entre la mort et la clôture perpétuelle, je ne balancerais pas à mourir. Voilà mes sentiments. - Quoi! Vous quitterez sans remords ce voile, ces vêtements qui vous ont consacrée à Jésus- Christ? - Oui, madame, parce que je les ai pris sans réflexion et sans liberté. " je lui répondis avec bien de la modération, car ce n'était pas là ce que mon coeur me suggérait; il me disait: " oh! Que ne suis- je au moment où je pourrai les déchirer et les jeter loin de moi!... " cependant ma réponse l'altera; elle pâlit, elle voulut encore parler; mais ses lèvres tremblaient; elle ne savait pas trop ce qu'elle avait encore à me dire. Je me promenais à grands pas dans ma cellule, et elle s'écriait: " ô mon dieu! Que diront nos soeurs? ô Jésus, jetez sur elle un regard de pitié! Soeur sainte- Suzanne! - Madame? - C'est donc un parti pris? Vous voulez nous déshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre! - Je veux sortir d'ici. - Mais si ce n'est que la maison qui vous déplaise... - C'est la maison, c'est mon état, c'est la religion; je ne veux être enfermée ni ici ni ailleurs. - Mon enfant, vous êtes possédée du démon; c'est lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est plus vrai: voyez dans quel état vous êtes! " en effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe était en désordre, que ma guimpe s'était retournée presque sens devant derrière, et que mon voile était tombé sur mes épaules. J'étais ennuyée des propos de cette méchante supérieure, qui n'avait avec moi qu'un ton radouci et faux, et je lui dis avec dépit: " non, madame, non, je ne veux plus de ce vêtement, je n'en veux plus... " cependant je tâchais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; et plus je m'efforçais à l'arranger, plus je le dérangeais; impatientée, je le saisis avec violence, je l'arrachai, je le jetai par terre, et je restai vis- à- vis de ma supérieure, le front ceint d'un bandeau, et la tête échevelée. Cependant elle, incertaine si elle devait rester ou sortir, allait et venait en disant: " ô Jésus! Elle est possédée; rien n'est plus vrai, elle est possédée... " et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire. Je ne tardai pas à revenir à moi; je sentis l'indécence de mon état et l'imprudence de mes discours; je me composai de mon mieux; je ramassai mon voile et je le remis; puis, me tournant vers elle, je lui dis: " madame, je ne suis ni folle, ni possédée; je suis honteuse Page 62 De mes violences, et je vous en demande pardon; mais jugez par là combien la vie du cloître me convient peu, et combien il est juste que je cherche à m'en tirer, si je puis. " elle, sans m'écouter, répétait: " que dira le monde? Que diront nos soeurs? - Madame, lui dis- je, voulez- vous éviter un éclat? Il y aurait un moyen. Je ne cours point après ma dot; je ne demande que la liberté: je ne dis point que vous m'ouvriez les portes; mais faites seulement, aujourd'hui, demain, après, qu'elles soient mal gardées; et ne vous apercevez de mon évasion que le plus tard que vous pourrez... - Malheureuse! Qu'osez- vous me proposer? - Un conseil qu'une bonne et sage supérieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison; et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y périsse... Madame, lui dis- je en prenant un ton grave et un regard assuré, écoutez- moi: si les lois auxquelles je me suis adressée trompaient mon attente, et que, poussée par des mouvements d'un désespoir que je ne connais que trop... Vous avez un puits... Il y a des fenêtres dans la maison... Partout on a des murs devant soi... On a un vêtement qu'on peut dépecer... Des mains dont on peut user... - Arrêtez, malheureuse! Vous me faites frémir. Quoi! Vous pourriez... - Je pourrais, au défaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la vie, repousser les aliments; on est maître de boire et de manger, ou de n'en rien faire... S'il arrivait, après ce que je viens de vous dire, que j'eusse le courage...- et vous savez que je n'en manque pas, et qu'il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir-, transportez- vous au jugement de Dieu, et dites- moi laquelle de la supérieure et de sa religieuse lui semblerait la plus coupable?... Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien à la maison; épargnez- moi un forfait, épargnez- vous de longs remords: concertons ensemble... - Y pensez- vous, soeur sainte- Suzanne? Que je manque au premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilège! - Le vrai sacrilège, madame, c'est moi qui le commets tous les jours en profanant par le mépris les habits sacrés que je porte. ôtez- les moi, j'en suis indigne; faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre; et que la clôture me soit entr'ouverte. - Et où irez- vous pour être mieux? - Je ne sais où j'irai; mais on n'est mal qu'où Dieu ne nous veut point; et Dieu ne me veut point ici. - Vous n'avez rien. - Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le plus. - Craignez les désordres auxquels elle entraîne. - Le passé me répond de l'avenir; si j'avais voulu écouter le crime, je serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette maison, ce sera ou de votre consentement, ou par l'autorité des lois. Vous pouvez opter. " cette conversation avait duré. En me la rappelant, je rougis des choses indiscrètes et ridicules que j'avais faites et dites; mais il était trop tard. La supérieure en était encore à ses exclamations ( " que dira le monde! Que diront nos soeurs! " ) lorsque la cloche qui nous appelait à l'office vint nous séparer. Elle me dit en me quittant: " soeur sainte- Suzanne, vous allez à l'église; demandez à Dieu qu'il vous touche et qu'il vous rende l'esprit de votre état; interrogez votre conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est impossible qu'elle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant. " nous descendîmes presque ensemble; l'office s'acheva. à la fin de l'office, lorsque toutes les soeurs étaient sur le point de se séparer, elle frappa sur son bréviaire et les arrêta. " mes soeurs, leur dit- elle, je vous invite à vous jeter au pied des autels, et à implorer la miséricorde de Dieu sur une religieuse qu'il a abandonnée, qui a perdu le goût et l'esprit de la religion, et qui est sur le point de se porter à une action sacrilège aux yeux de Dieu, et honteuse aux yeux des hommes. " je ne saurais vous peindre la surprise générale; en un clin d'oeil, chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant à démêler la coupable à son embarras. Toutes se prosternèrent et prièrent en silence. Au bout d'un espace de temps assez considérable, la prieure entonna à voix basse le veni creator , et toutes continuèrent à voix basse le veni creator ; puis, après un second silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l'on sortit. Je vous laisse à penser le murmure qui s'éleva dans la communauté: " qui est- ce? Qui n'est- ce pas? Qu'a- t- elle fait? Que veut- elle faire?... " ces soupçons ne durèrent pas longtemps. Ma demande commençait à faire du bruit dans le monde; je recevais des visites sans fin: les uns m'apportaient des reproches, d'autres m'apportaient des conseils; j'étais approuvée des uns, j'étais blâmée de quelques autres. Je n'avais qu'un moyen de me justifier à tous, c'était de les instruire de la conduite de mes parents; et vous concevez quel ménagement j'avais à garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me restèrent sincèrement attachées, et M Manouri, qui s'était chargé de mon affaire, à qui je pusse m'ouvrir entièrement. Lorsque j'étais effrayée des tourments dont j'étais menacée, ce cachot, où j'avais été traînée une fois, se représentait à mon imagination dans toute son horreur; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes craintes à M Manouri; et il me dit: " il est impossible de vous éviter toutes sortes de peines; vous en aurez, vous avez dû vous y attendre; il faut vous armer de patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais; c'est mon affaire... " en effet, quelques jours après il apporta un ordre à la supérieure de me représenter toutes et quantes fois qu'elle en serait requise. Le lendemain, après l'office, je fus encore recommandée aux prières publiques de la communauté: l'on pria en silence et l'on dit à voix basse la même hymne que la veille. Même cérémonie le troisième jour, avec cette différence que l'on m'ordonna de me placer debout au milieu du choeur, et que l'on récita les prières pour les agonisants, les litanies des saints, avec le refrain ora pro ea . Le quatrième jour, ce fut une momerie qui marquait bien le caractère bizarre de la supérieure. à la fin de l'office, on me fit coucher dans une bière au milieu du choeur; on plaça des chandeliers à mes côtés, avec un bénitier; on me couvrit d'un suaire, et l'on récita l'office des morts, après lequel chaque religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bénite, en disant: requiescat in pace . Il faut entendre la langue des couvents, pour connaître l'espèce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux religieuses relevèrent le suaire et me laissèrent là, trempée jusqu'à la peau de l'eau dont elles m'avaient malicieusement arrosée. Mes habits se séchèrent sur moi; je n'avais pas de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d'une autre. La communauté s'assembla; on me regarda comme une réprouvée, ma démarche fut traitée d'apostasie; et l'on défendit, sous peine de désobéissance, à toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher, et de toucher même aux choses qui m'auraient servi. Ces ordres furent exécutés à la rigueur. Nos corridors sont étroits; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine à passer de front: si j'allais, et qu'une religieuse vînt à moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vêtement, de crainte qu'il ne frottât contre le mien. Si l'on avait quelque chose à recevoir de moi, je le posais à terre, et on le prenait avec un linge; si l'on avait quelque chose à me donner, on me le jetait. Si l'on avait eu le malheur de me toucher, l'on se croyait souillée, et l'on allait s'en confesser et s'en faire absoudre chez la supérieure. On a dit que la flatterie était vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien ingénieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelée le mot de ma céleste supérieure de Moni: " entre toutes ces créatures que vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien! Mon enfant, il n'y en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une bête féroce; étrange métamorphose pour laquelle la disposition est d'autant plus grande, qu'on est entré plus jeune dans une cellule, et que l'on connaît moins la vie sociale. Ce discours vous étonne; Dieu vous préserve d'en éprouver la vérité. Soeur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à expier ". Je fus privée de tous les emplois. à l'église, on laissait une stalle vide à chaque côté de celle que j'occupais. J'étais seule à une table au réfectoire; on ne m'y servait pas; j'étais obligée d'aller dans la cuisine demander ma portion. La première fois, la soeur cuisinière me cria: " n'entrez pas, éloignez- vous... " je lui obéis. " que voulez- vous? - à manger. - à manger! Vous n'êtes pas digne de vivre. " quelquefois je m'en retournais, et je passais la journée sans rien prendre. Quelquefois j'insistais, et l'on me mettait sur le seuil des mets qu'on aurait eu honte de présenter à des animaux; je les ramassais en pleurant, et je m'en allais. Arrivais- je quelquefois à la porte du choeur la dernière, je la trouvais fermée; je m'y mettais à genoux; et là j'attendais la fin de l'office; si c'était au jardin, je m'en retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s'affaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualité de celle que je prenais, et plus encore par la peine que j'avais à supporter tant de marques réitérées d'inhumanité, je sentis que, si je persistais à souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procès. Je me déterminai donc à parler à la supérieure; j'étais à moitié morte de frayeur; j'allai cependant frapper doucement à sa porte. Elle ouvrit; à ma vue, elle recula plusieurs pas en arrière, en me criant: " apostate, éloignez- vous! " je m'éloignai. " encore... " je m'éloignai encore. " que voulez- vous? - Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnée à mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse vivre. - Vivre! Me dit- elle, en me répétant le propos de la soeur cuisinière, en êtes- vous digne? - Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous préviens que si l'on me refuse la nourriture, je serai forcée d'en porter mes plaintes à ceux qui m'ont acceptée sous leur protection. Je ne suis ici qu'en dépôt, jusqu'à ce que mon sort et mon état soient décidés. - Allez, me dit- elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y pourvoirai. " je m'en allai, et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je n'en fus guère mieux soignée; on se faisait un mérite de lui désobéir: on me jetait les mets les plus grossiers; encore les gâtait- on avec de la cendre et toutes sortes d'ordures. Voilà la vie que j'ai menée tant que mon procès a duré. Le parloir ne me fut pas tout à fait interdit; on ne pouvait m'ôter la liberté de conférer avec mes juges ni avec mon avocat; encore celui- ci fut- il obligé d'employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une soeur m'accompagnait; elle se plaignait, si je parlais bas; elle s'impatientait, si je restais trop; elle m'interrompait, me démentait, me contredisait, répétait à la supérieure mes discours, les altérait, les empoisonnait, m'en supposait même que je n'avais pas tenus; que sais- je? On en vint jusqu'à me voler, me dépouiller, m'ôter mes chaises, mes couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de linge blanc; mes vêtements se déchiraient; j'étais presque sans bas et sans souliers. J'avais peine à obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois été obligée d'en aller chercher moi- même au puits, à ce puits dont je vous ai parlé; on me cassa mes vaisseaux: alors j'en étais réduite à boire l'eau que j'avais tirée, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fenêtres, j'étais obligée de fuir, ou de m'exposer à recevoir les immondices des cellules. Quelques soeurs m'ont craché au visage. J'étais devenue d'une malpropreté hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pouvais faire à nos directeurs, la confession me fut interdite. Un jour de grande fête- c'était, je crois, le jour de l'ascension- on embarrassa ma serrure; je ne pus aller à la messe; et j'aurais peut- être manqué à tous les autres offices, sans la visite de M Manouri, à qui l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que j'étais devenue, qu'on ne me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme. Cependant, à force de me tourmenter, j'abattis ma serrure, et je me rendis à la porte du choeur, que je trouvai fermée, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premières. J'étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste de mon corps étendu fermait le passage, lorsque l'office finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir. La première s'arrêta tout court; les autres arrivèrent à sa suite; la supérieure se douta de ce que c'était, et dit: " marchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre. " quelques- unes obéirent, et me foulèrent aux pieds; d'autres furent moins inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever. Tandis que j'étais absente, on enleva de ma cellule mon prie- dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix; et il ne me resta que celui que je portais à mon rosaire, qu'on ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler le repos de la maison, d'errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l'étage au-dessus, descendait l'étage au- dessous; et celles qui n'étaient pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre des choses étranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un pacte; et qu'il faudrait incessamment déserter de mon corridor. Il y a dans les communautés des têtes faibles; c'est même le grand nombre; celles- là croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et s'enfuyaient en criant: " Satan, éloignez- vous de moi! Mon Dieu, venez à mon secours!... " une des plus jeunes était au fond du corridor, j'allais à elle, et il n'y avait pas moyen de m'éviter. La frayeur la plus terrible la prit; d'abord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant d'une voix tremblante: " mon Dieu! Mon Dieu! Jésus! Marie!... " cependant j'avançais; quand elle me sentit près d'elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s'élance de mon côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s'écrie: " à moi! à moi! Miséricorde! Je suis perdue! Soeur sainte- Suzanne, ne me faites point de mal; soeur sainte- Suzanne, ayez pitié de moi... " et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau. On accourt à ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la plus criminelle: on dit que le démon de l'impureté s'était emparé de moi; on me supposa des desseins, des actions que je n'ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse s'était trouvée. En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu'on peut imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore d'une femme seule; cependant comme mon lit était sans rideaux, et qu'on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai- je, monsieur? Il faut qu'avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le coeur bien corrompu: elles savent du moins qu'on commet seule des actions déshonnêtes, et moi je ne le sais pas; aussi n'ai- je jamais bien compris ce dont elles m'accusaient, et elles s'exprimaient en des termes si obscurs, que je n'ai jamais su ce qu'il y avait à leur répondre. Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions. Ah! Monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur préparez, si vous souffrez qu'ils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus décidée. Qu'on est injuste dans le monde! On permet à un enfant de disposer de sa liberté à un âge où il ne lui est pas permis de disposer d'un écu. Tuez plutôt votre fille que de l'emprisonner dans un cloître malgré elle; oui, tuez- la. Combien j'ai désiré de fois d'avoir été étouffée par ma mère en naissant! Elle eût été moins cruelle. Croirez- vous bien qu'on m'ôta mon bréviaire, et qu'on me défendit de prier Dieu? Vous pensez bien que je n'obéis pas; hélas! C'était mon unique consolation. Je levais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais espérer qu'ils étaient entendus du seul être qui voyait toute ma misère. On écoutait à ma porte; et un jour que je m'adressais à lui dans l'accablement de mon coeur, et que je l'appelais à mon aide, on me dit: " vous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de dieu pour vous; mourez désespérée, et soyez damnée... " d'autres ajoutèrent: " amen sur l'apostate! amen sur elle! " mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange qu'aucun autre. Je ne sais si c'est méchanceté ou illusion; c'est que, quoique je ne fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à plus forte raison un esprit obsédé de l'esprit infernal, elles délibérèrent entre elles s'il ne fallait pas m'exorciser; et il fut conclu, à la pluralité des voix, que j'avais renoncé à mon chrême et à mon baptême, que le démon résidait en moi, et qu'il m'éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'à certaines prières je grinçais les dents et que je frémissais dans l'église, qu'à l'élévation du saint- sacrement je me tordais les bras. Une autre, que je foulais le christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire ( qu'on m'avait volé ), que je proférais des blasphèmes que je n'ose vous répéter. Toutes, qu'il se passait en moi quelque chose qui n'était pas naturel, et qu'il fallait en donner avis au grand vicaire; ce qui fut fait. Ce grand vicaire était un M Hébert, homme d'âge et d'expérience, brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail du désordre de la maison; et il est sûr qu'il était grand, et que, si j'en étais la cause, c'était une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute, qu'on n'omit pas dans le mémoire qui lui fut envoyé, mes courses de nuit, mes absences du choeur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que l'une avait vu, ce qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu'on m'imputait; pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu'on voulut. Les accusations étaient si fortes et si multipliées, qu'avec tout son bon sens, M Hébert ne put s'empêcher d'y donner en partie, et de croire qu'il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante pour s'en instruire par lui- même; il fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagné de deux jeunes ecclésiastiques qu'on avait attachés à sa personne, et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions. Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement dans ma chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me parlât; et l'on m'appelait d'une voix basse et tremblante: " soeur sainte- Suzanne, dormez- vous? - Non, je ne dors pas. Qui est- ce? - C'est moi. - Qui, vous? - Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose à se perdre pour vous donner un conseil, peut- être inutile. écoutez: il y a, demain, ou après, visite du grand vicaire; vous serez accusée; préparez- vous à vous défendre. Adieu; ayez du courage, et que le seigneur soit avec vous. " cela dit, elle s'éloigna avec la légèreté d'une ombre. Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses, quelques âmes compatissantes que rien n'endurcit. cependant, mon procès se suivait avec chaleur. Une foule de personnes de tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais pas, s'intéressèrent à mon sort et sollicitèrent pour moi. Vous fûtes de ce nombre, et peut- être l'histoire de mon procès vous est- elle mieux connue qu'à moi; car, sur la fin, je ne pouvais plus conférer avec M Manouri. On lui dit que j'étais malade; il se douta qu'on le trompait; il trembla qu'on ne m'eût jetée dans le cachot. Il s'adressa à l'archevêché, où l'on ne daigna pas l'écouter; on y était prévenu que j'étais folle, ou peut- être quelque chose de pis. Il se retourna du côté des juges; il insista sur l'exécution de l'ordre signifié à la supérieure de me représenter, morte ou vive, quand elle en serait sommée. Les juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques; ceux- ci sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on n'allait au- devant; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la visite du grand vicaire; car ces messieurs, fatigués des tracasseries éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de s'en mêler: ils savent, par expérience, que leur autorité est toujours éludée et compromise. Je profitai de l'avis de mon amie pour invoquer le secours de Dieu, rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandais au ciel que le bonheur d'être interrogée et entendue sans partialité; je l'obtins, mais vous allez apprendre à quel prix. S'il était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et sage, il n'importait pas moins à ma supérieure qu'on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle. Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de méchancetés: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait pour m'empêcher de mourir de faim; on m'excéda de mortifications; on multiplia autour de moi les épouvantes; on m'ôta tout à fait le repos de la nuit; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l'esprit, on le mit en oeuvre; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n'avez pas d'idée. Jugez du reste par ce trait. Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l'église ou ailleurs, je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor; je me baissai pour la ramasser, et la placer de manière que celle qui l'avait égarée la retrouvât facilement. La lumière m'empêcha de voir qu'elle était presque rouge; je la saisis; mais en la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dépouillée. On exposait, la nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête; je me suis blessée cent fois; je ne sais comment je ne me suis pas tuée. Je n'avais pas de quoi m'éclairer, et j'étais obligée d'aller en tremblant, les mains devant moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. J'étais bien résolue de dire tout cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais la porte des commodités fermée, et j'étais obligée de descendre plusieurs étages et de courir au fond du jardin, quand la porte en était ouverte; quand elle ne l'était pas... Ah! Monsieur, les méchantes créatures que des femmes recluses, qui sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, et qui croient servir Dieu en vous désespérant! Il était temps que l'archidiacre arrivât; il était temps que mon procès finît. Voici le moment le plus terrible de ma vie; car songez bien, monsieur, que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on m'avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu'il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait. On crut qu'il n'y avait qu'une forte terreur qui pût me montrer dans cet état; et voici comment on s'y prit pour me la donner. Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra dans ma cellule; elle était accompagnée de trois soeurs; l'une portait un bénitier, l'autre un crucifix, une troisième des cordes. La supérieure me dit, avec une voix forte et menaçante: " levez- vous... Mettez- vous à genoux, et recommandez votre âme à Dieu. - Madame, lui dis- je, avant que de vous obéir, pourrais- je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé de moi, et ce qu'il faut que je demande à Dieu? " une sueur froide se répandit sur tout mon corps; je tremblais, je sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes. Elles étaient debout sur une même ligne, le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque mot de la question que j'avais faite; je crus, au silence qu'on gardait, que je n'avais pas été entendue. Je recommençai les derniers mots de cette question, car je n'eus pas la force de la répéter tout entière; je dis donc avec une voix faible et qui s'éteignait: " quelle grâce faut- il que je demande à Dieu? " on me répondit: " demandez- lui pardon des péchés de toute votre vie; parlez- lui comme si vous étiez au moment de comparaître devant lui. " à ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles avaient résolu de se défaire de moi. J'avais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu'ils jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. Je ne croyais pas que l'on eût jamais exercé cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes; mais il y avait tant d'autres choses que je n'avais pas devinées et qui s'y passaient! à cette idée de mort prochaine, je voulus crier; mais ma bouche était ouverte, et il n'en sortait aucun son. J'avançais vers la supérieure des bras suppliants, et mon corps défaillant se renversait en arrière. Je tombai, mais ma chute ne fut pas dure; dans ces moments de transe où la force abandonne insensiblement, les membres se dérobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres, et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher à défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment; j'entendais seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet état, mais j'en fus tirée par une fraîcheur subite qui me causa une convulsion légère, et qui m'arracha un profond soupir. J'étais traversée d'eau; elle coulait de mes vêtements à terre; c'était celle d'un grand bénitier qu'on m'avait répandue sur le corps. J'étais couchée sur le côté, étendue dans cette eau, la tête appuyée contre le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux à demi morts et fermés. Je cherchai à les ouvrir et à regarder; mais il me sembla que j'étais enveloppée d'un air épais, à travers lequel je n'entrevoyais que des vêtements flottants, auxquels je cherchais à m'attacher sans le pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n'étais pas soutenue; je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant. Mon extrême faiblesse diminua peu à peu; je me soulevai; je m'appuyai le dos contre le mur; j'avais les deux mains dans l'eau, la tête penchée sur la poitrine; et je poussais une plainte inarticulée, entrecoupée et pénible. Ces femmes me regardaient d'un air qui marquait la nécessité, l'inflexibilité et qui m'ôtait le courage de les implorer. La supérieure dit: " qu'on la mette debout. " on me prit sous les bras, et on me releva. Elle ajouta: " puisqu'elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis pour elle; vous savez ce que vous avez à faire; achevez... " je crus que ces cordes qu'on avait apportées étaient destinées à m'étrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes à baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la supérieure, et je le baisai. Je dis: " mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ayez pitié de moi! Chères soeurs, tâchez de ne pas me faire souffrir. " et je présentai mon cou. Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: il est sûr que ceux qu'on mène au supplice, et je m'y croyais, sont morts avant que d'être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, les bras liés derrière le dos, assise, avec un grand christ de fer sur mes genoux... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous cause; mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la compassion que j'attends de vous. Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que l'aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l'état où j'étais, de quoi m'aurait servi l'image d'un législateur heureux et comblé de gloire? Je voyais l'innocent, le flanc percé, le front couronné d'épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances; et je me disais: " voilà mon Dieu, et j'ose me plaindre!... " je m'attachai à cette idée, et je sentis la consolation renaître dans mon coeur; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais que j'avais à peine dix- neuf ans, et je soupirais; j'étais trop affaiblie, trop abattue, pour que mon esprit pût s'élever au- dessus des terreurs de la mort; en pleine santé, je crois que j'aurais pu me résoudre avec plus de courage. Cependant la supérieure et ses satellites revinrent; elles me trouvèrent plus de présence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient et qu'elles ne m'en auraient voulu. Elles me levèrent debout; on m'attacha mon voile sur le visage; deux me prirent sous les bras; une troisième me poussait par derrière, et la supérieure m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir où j'allais, mais croyant aller au supplice; et je disais: " mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez pas! Mon Dieu, pardonnez- moi, si je vous ai offensé! " J'arrivai dans l'église. Le grand vicaire y avait célébré la messe. La communauté y était assemblée. J'oubliais de vous dire que, quand je fus à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et m'entraînaient, les unes par les bras, tandis que d'autres me retenaient par derrière, comme si j'avais résisté, et que j'eusse répugné à entrer dans l'église; cependant il n'en était rien. On me conduisit vers les marches de l'autel; j'avais peine à me tenir debout; et l'on me tirait à genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait comme si j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le veni creator ; on exposa le saint- sacrement; on donna la bénédiction. Au moment de la bénédiction, où l'on s'incline par vénération, celles qui m'avaient saisie par le bras me courbèrent comme de force, et les autres m'appuyaient les mains sur les épaules. Je sentais ces différents mouvements; mais il m'était impossible d'en deviner la fin; enfin tout s'éclaircit. Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa chasuble, se revêtit seulement de son aube et de son étole, et s'avança vers les marches de l'autel où j'étais à genoux; il était entre les deux ecclésiastiques, le dos tourné à l'autel, sur lequel le saint- sacrement était exposé, et le visage de mon côté. Il s'approcha de moi et me dit: " soeur Suzanne, levez- vous. " les soeurs qui me tenaient me levèrent brusquement; d'autres m'entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps, comme si elles eussent craint que je ne m'échappasse. Il ajouta: " qu'on la délie. " on ne lui obéissait pas; on feignait de voir de l'inconvénient ou même du péril à me laisser libre; mais je vous ai dit que cet homme était brusque; il répéta d'une voix ferme et dure: " qu'on la délie. " on obéit. à peine eus- je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir; et les religieuses hypocrites qui m'approchaient s'écartèrent comme effrayées. Il se remit; les soeurs revinrent comme en tremblant; je demeurais immobile, et il me dit: " qu'avez- vous? " je ne lui répondis qu'en lui montrant mes deux bras; la corde dont on me les avait garrottés m'était entrée presque entièrement dans les chairs; et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s'était extravasé. Il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit: " qu'on lui lève son voile. " on l'avait cousu en différents endroits, sans que je m'en aperçusse; et l'on apporta encore bien de l'embarras et de la violence à une chose qui n'en exigeait que parce qu'on y avait pourvu; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou folle; cependant, à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d'autres, et l'on me vit. J'ai la figure intéressante; la profonde douleur l'avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère; j'ai un son de voix qui touche; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces sentiments; il était juste, mais peu sensible; il était du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nés pour pratiquer la vertu, sans en éprouver la douceur; ils font le bien par esprit d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son étole, et me la posant sur la tête, il me dit: " soeur Suzanne, croyez- vous en Dieu père, fils et saint- esprit? " je répondis: " j'y crois. - Croyez- vous en notre mère sainte église? - J'y crois. - Renoncez- vous à Satan et à ses oeuvres? " au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma tête. Il se troubla, ses compagnons pâlirent; entre les soeurs, les unes s'enfuirent, et les autres qui étaient dans leurs stalles, les quittèrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu'on se rapaisât; cependant il me regardait; il s'attendait à quelque chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui disant: " monsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui m'a piquée vivement avec quelque chose de pointu "; et levant les yeux et les mains au ciel, j'ajoutai en versant un torrent de larmes: " c'est qu'on m'a blessée au moment où vous me demandiez si je renonçais à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi. " toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu'on ne m'avait pas touchée. L'archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête; les religieuses allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de s'éloigner, et il me redemanda si je renonçais à Satan et à ses oeuvres; et je lui répondis fermement: " j'y renonce, j'y renonce. " il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser; et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté. Il m'ordonna de l'adorer à voix haute; je le posai à terre, et je dis à genoux: " mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix pour mes péchés et pour tous ceux du genre humain, je vous adore; appliquez- moi le mérite des tourments que vous avez soufferts; faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez répandu, et que je sois purifiée. Pardonnez- moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes ennemis... " il me dit ensuite: " faites un acte de foi... " et je le fis. " faites un acte d'amour... " et je le fis. " faites un acte d'espérance... " et je le fis. " faites un acte de charité... " et je le fis. Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus; mais je pense qu'apparemment ils étaient pathétiques; car j'arrachai des sanglots de quelques religieuses, que les deux jeunes ecclésiastiques en versèrent des larmes, et que l'archidiacre étonné me demanda d'où j'avais tiré les prières que je venais de réciter. Je lui dis: " du fond de mon coeur; ce sont mes pensées et mes sentiments; j'en atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent sur cet autel. Je suis chrétienne, je suis innocente; si j'ai fait quelques fautes, Dieu seul les connaît; et il n'y a que lui qui soit en droit de m'en demander compte et de les punir... " à ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure. Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait d'être insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre de l'église bafoué, s'acheva; et les religieuses se retirèrent, excepté la supérieure, et moi, et les jeunes ecclésiastiques. L'archidiacre s'assit, et tirant le mémoire qu'on lui avait présenté contre moi, il le lut à haute voix, et m'interrogea sur les articles qu'il contenait. " pourquoi, me dit- il, ne vous confessez- vous point? - C'est qu'on m'en empêche. - Pourquoi n'approchez- vous point des sacrements? - C'est qu'on m'en empêche. - Pourquoi n'assistez- vous ni à la messe, ni aux offices divins? - C'est qu'on m'en empêche. " la supérieure voulut prendre la parole; mais il lui dit avec son ton: " madame, taisez- vous... Pourquoi sortez- vous la nuit de votre cellule? - C'est qu'on m'a privée d'eau, de pot à l'eau et de tous les vaisseaux nécessaires aux besoins de la nature. - Pourquoi entend- on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre cellule? - C'est qu'on s'occupe à m'ôter le repos. " La supérieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde fois: " madame, je vous ai déjà dit de vous taire; vous répondrez quand je vous interrogerai... Qu'est- ce qu'une religieuse qu'on a arrachée de vos mains, et qu'on a trouvée renversée à terre dans le corridor? - C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirée de moi. - Est- elle votre amie? - Non, monsieur. - N'êtes- vous jamais entrée dans sa cellule? - Jamais. - Ne lui avez- vous jamais fait rien d'indécent, soit à elle, soit à d'autres? - Jamais. - Pourquoi vous a- t- on liée? - Je l'ignore. - Pourquoi votre cellule ne ferme- t- elle pas? - C'est que j'en ai brisé la serrure. - Pourquoi l'avez- vous brisée? - Pour ouvrir la porte et assister à l'office le jour de l'ascension. - Vous vous êtes donc montrée à l'église ce jour- là? - Oui, monsieur. " la supérieure dit: " monsieur, cela n'est pas vrai; toute la communauté... " je l'interrompis: "... Assurera que la porte du choeur était fermée; qu'elles m'ont trouvée prosternée à cette porte, et que vous leur avez ordonné de marcher sur moi, ce que quelques- unes ont fait; mais je leur pardonne et à vous, madame, de l'avoir ordonné; je ne suis pas venue pour accuser, mais pour me défendre. - Pourquoi n'avez- vous ni rosaire, ni crucifix? - C'est qu'on me les a ôtés. - Où est votre bréviaire? - On me l'a ôté. - Comment priez- vous donc? - Je fais ma prière de coeur et d'esprit, quoiqu'on m'ait défendu de prier. - Qui est- ce qui vous a fait cette défense? - Madame. " la supérieure allait encore parler. " madame, lui dit- il, est- il vrai ou faux que vous lui ayez défendu de prier? Dites oui ou non. - Je croyais, et j'avais raison de croire... - Il ne s'agit pas de cela; lui avez- vous défendu de prier, oui ou non? - Je lui ai défendu, mais... " elle allait continuer. " mais, reprit l'archidiacre, mais... Soeur Suzanne, pourquoi êtes- vous nu- pieds? - C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers. - Pourquoi votre linge et vos vêtements sont- ils dans cet état de vétusté et de malpropreté? - C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du linge, et que je suis forcée de coucher avec mes vêtements. - Pourquoi couchez- vous avec vos vêtements? - C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni linge de nuit. - Pourquoi n'en avez- vous point? - C'est qu'on me les a ôtés? - êtes- vous nourrie? - Je demande à l'être. - Vous ne l'êtes donc pas? Je me tus; et il ajouta: " il est incroyable qu'on en ait usé avec vous si sévèrement, sans que vous ayez commis quelque faute qui l'ait mérité. - Ma faute est de n'être point appelée à l'état religieux, et de revenir contre des voeux que je n'ai pas faits librement. - C'est aux lois à décider cette affaire; et de quelque manière qu'elles prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de la vie religieuse. - Personne, monsieur, n'y est plus exacte que moi. - Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes. - C'est tout ce que je demande. - N'avez- vous à vous plaindre de personne? - Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue pour accuser, mais pour me défendre. - Allez. - Monsieur, où faut- il que j'aille? - Dans votre cellule. " je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la supérieure et de l'archidiacre. " eh bien, me dit- il, qu'est- ce qu'il y a? " je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré: " vous voyez! " je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui liront ces mémoires: " des horreurs si multipliées, si variées, si continues! Une suite d'atrocités si recherchées dans des âmes religieuses! Cela n'est pas vraisemblable ", diront- ils, dites- vous. Et j'en conviens; mais cela est vrai, et puisse le ciel, que j'atteste, me juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux éternels, si j'ai permis à la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus légère! Quoique j'aie longtemps éprouvé combien l'aversion d'une supérieure était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout lorsque celle- ci pouvait se faire un mérite, s'applaudir et se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne m'empêchera point d'être juste. Plus j'y réfléchis, plus je me persuade que ce qui m'arrive n'était point encore arrivé, et n'arriverait peut- être jamais. Une fois ( et plût à Dieu que ce soit la première et la dernière! ) il plut à la providence, dont les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient précédée dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J'ai souffert, j'ai beaucoup souffert; mais le sort de mes persécutrices me paraît et m'a toujours paru plus à plaindre que le mien. J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimé mourir que de quitter mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je l'espère de vos bontés. La mémoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusqu'à l'heure dernière. Elles s'accusent déjà, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur vie; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. cependant, monsieur le marquis, ma situation présente est déplorable, la vie m'est à charge; je suis une femme, j'ai l'esprit faible comme celles de mon sexe; Dieu peut m'abandonner; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que j'ai supporté. Monsieur le marquis, craignez qu'un fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux à pleurer sur ma destinée, quand vous seriez déchiré de remords, je ne sortirais pas pour cela de l'abîme où je serais tombée; il se fermerait à jamais sur une désespérée. " allez ", me dit l'archidiacre. Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever; et l'archidiacre ajouta: " je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure; et je ne sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rétabli. " je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; toutes les religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules; elles se parlaient d'un côté du corridor à l'autre; aussitôt que je parus, elles se retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes après les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule; je me mis à genoux contre le mur, et je priai Dieu d'avoir égard à la modération avec laquelle j'avais parlé à l'archidiacre, et de lui faire connaîre mon innocence et la vérité. Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'étais sans tapisserie, sans chaise, sans prie- dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai; et l'archidiacre, s'arrêtant tout court et tournant des yeux d'indignation sur la supérieure, lui dit: "eh bien! Madame? " elle répondit: " je l'ignorais. - Vous l'ignoriez? Vous mentez! Avez- vous passé un jour sans entrer ici, et n'en descendiez- vous pas quand vous êtes venue?... Soeur Suzanne, parlez: madame n'est- elle pas entrée ici d'aujourd'hui? " je ne répondis rien. Il n'insista pas; mais les jeunes ecclésiastiques, laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les yeux comme fixés en terre, décelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous; et j'entendis l'archidiacre qui disait à la supérieure dans le corridor: " vous êtes indigne de vos fonctions; vous mériteriez d'être déposée. J'en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce désordre soit réparé avant que je sois sorti. " et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait: " cela est horrible. Des chrétiennes! Des religieuses! Des créatures humaines! Cela est horrible. " depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais j'eus du linge, d'autres vêtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot tout ce qui me rétablissait dans l'état commun des religieuses; la liberté du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires. Elles allaient mal. M Manouri publia un premier mémoire qui fit peu de sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de pathétique, presque point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre tout à fait à cet habile avocat. Je ne voulais point absolument qu'il attaquât la réputation de mes parents; je voulais qu'il ménageât l'état religieux et surtout la maison où j'étais; je ne voulais pas qu'il peignît de couleurs trop odieuses mes beaux- frères et mes soeurs. Je n'avais en ma faveur qu'une première protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un autre couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne des bornes si étroites à ses défenses, et qu'on a affaire à des parties qui n'en mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et l'injuste, qui avancent et nient avec la même impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni des soupçons, ni de la médisance, ni de la calomnie, il est difficile de l'emporter, surtout à des tribunaux où l'habitude et l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on examine avec quelque scrupule les plus importantes, et où les contestations de la nature de la mienne sont toujours regardées d'un oeil défavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le succès d'une religieuse réclamant contre ses voeux, une infinité d'autres ne soient engagées dans la même démarche. On sent secrètement que, si l'on souffrait que les portes de ces prisons s'abattissent en faveur d'une malheureuse, la foule s'y porterait et chercherait à les forcer. On s'occupe à nous décourager et à nous résigner toutes à notre sort par le désespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un état bien gouverné, ce devrait être le contraire: entrer difficilement en religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas à tant d'autres, où le moindre défaut de formalité anéantit une procédure, même juste d'ailleurs? Les couvents sont- ils donc si essentiels à la constitution d'un état? Jésus- Christ a- t- il institué des moines et des religieuses? L'église ne peut- elle absolument s'en passer? Quel besoin a l'époux de tant de vierges folles, et l'espèce humaine de tant de victimes? Ne sentira- t- on jamais la nécessité de rétrécir l'ouverture de ces gouffres, où les races futures vont se perdre? Toutes les prières de routine qui se font là, valent- elles une obole que la commisération donne au pauvre? Dieu qui a créé l'homme sociable, approuve- t- il qu'il se renferme? Dieu qui l'a créé si inconstant, si fragile, peut- il autoriser la témérité de ses voeux? Ces voeux, qui heurtent la pente générale de la nature, peuvent- ils jamais être bien observés que par quelques créatures mal organisées, en qui les germes des passions sont flétris, et qu'on rangerait à bon droit parmi les monstres, si nos lumières nous permettaient de connaître aussi facilement et aussi bien la structure intérieure de l'homme que sa forme extérieure? Toutes ces cérémonies lugubres qu'on observe à la prise d'habit et à la profession, quand on consacre un homme ou une femme à la vie monastique et au malheur, suspendent- elles les fonctions animales? Au contraire, ne se réveillent- elles pas dans le silence, la contrainte et l'oisiveté avec une violence inconnue aux gens du monde, qu'une foule de distractions emporte? Où est- ce qu'on voit des têtes obsédées par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent? Où est- ce qu'on voit cet ennui profond, cette pâleur, cette maigreur, tous ces symptômes de la nature qui languit et se consume? Où les nuits sont- elles troublées par des gémissements, les jours trempés de larmes versées sans cause et précédées d'une mélancolie qu'on ne sait à quoi attribuer? Où est- ce que la nature, révoltée d'une contrainte pour laquelle elle n'est point faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, jette l'économie animale dans un désordre auquel il n'y a plus de remède? En quel endroit le chagrin et l'humeur ont- ils anéanti toutes les qualités sociales? Où est- ce qu'il n'y a ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni parent, ni ami? Où est- ce que l'homme, ne se considérant que comme un être d'un instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? Où est le séjour de la gêne, du dégoût et des vapeurs? Où est le lieu de la servitude et du despotisme? Où sont les haines qui ne s'éteignent point? Où sont les passions couvées dans le silence? Où est le séjour de la cruauté et de la curiosité? On ne sait pas l'histoire de ces asiles, disait ensuite M Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait dans un autre endroit: " faire voeu de pauvreté, c'est s'engager par serment à être paresseux et voleur; faire voeu de chasteté, c'est promettre à Dieu l'infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois; faire voeu d'obéissance, c'est renoncer à la prérogative inaliénable de l'homme, la liberté. Si l'on observe ces voeux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite. " une fille demanda à ses parents la permission d'entrer parmi nous. Son père lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait trois ans pour y penser. Cette loi parut dure à la jeune personne, pleine de ferveur; cependant il fallut s'y soumettre. Sa vocation ne s'étant point démentie, elle retourna à son père, et elle lui dit que les trois ans étaient écoulés. " voilà qui est bien, mon enfant, lui répondit- il; je vous ai accordé trois ans pour vous éprouver, j'espère que vous voudrez bien m'en accorder autant pour me résoudre... " cela parut encore beaucoup plus dur; il y eut des larmes de répandues; mais le père était un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six années elle entra, elle fit profession. C'était une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte à tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusèrent de sa franchise, pour s'instruire au tribunal de la pénitence de ce qui se passait dans la maison. Nos supérieures s'en doutèrent; elle fut enfermée, privée des exercices de la religion: elle en devint folle; et comment la tête résisterait- elle aux persécutions de cinquante personnes qui s'occupent depuis le commencement du jour jusqu'à la fin à vous tourmenter? Auparavant on avait tendu à sa mère un piège, qui marque bien l'avarice des cloîtres. On inspira à la mère de cette recluse le désir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordèrent la permission qu'elle sollicitait. Elle entra, elle courut à la cellule de son enfant; mais quel fut son étonnement de n'y voir que les quatre murs tout nus! On en avait tout enlevé; on se doutait bien que cette mère tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet état. En effet, elle la remeubla, la remit en vêtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiosité lui coûtait trop cher pour l'avoir une seconde fois, et que trois ou quatre visites par an comme celle- là ruineraient ses frères et ses soeurs. C'est là que l'ambition et le luxe se sacrifient une portion des familles pour faire à celle qui reste un sort plus avantageux. C'est la sentine où l'on jette le rebut de la société. Combien de mères comme la mienne expient un crime secret par un autre! M Manouri publia un second mémoire qui fit un peu plus d'effet. On sollicita vivement. J'offris encore à mes soeurs de leur laisser la possession entière et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment où mon procès prit le tour le plus favorable, et où j'espérai la liberté; je n'en fus que plus cruellement trompée. Mon affaire fut plaidée à l'audience et perdue. Toute la communauté en était instruite, que je l'ignorais. C'était un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des allées, des venues chez la supérieure et des religieuses les unes chez les autres. J'étais toute tremblante; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas une amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. ô la cruelle matinée que celle du jugement d'un grand procès! Je voulais prier, je ne pouvais pas; je me mettais à genoux, je me recueillais, je commençais une oraison, mais bientôt mon esprit était emporté malgré moi au milieu de mes juges: je les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais à eux, j'interrompais le mien, je trouvais ma cause mal défendue. Je ne connaissais aucun des magistrats; cependant je m'en faisais des images de toute espèce, les unes favorables, les autres sinistres, d'autres indifférentes. J'étais dans une agitation, dans un trouble d'idées qui ne se conçoit pas. Le bruit fit place à un profond silence; les religieuses ne se parlaient plus; il me parut qu'elles avaient au choeur la voix plus brillante qu'à l'ordinaire, du moins celles qui chantaient; les autres ne chantaient point; au sortir de l'office elles se retirèrent en silence. Je me persuadais que l'attente les inquiétait autant que moi. Mais l'après- midi, le bruit et le mouvement reprirent subitement de tout côté; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer, des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent bas. Je mis l'oreille à ma serrure; mais il me parut qu'on se taisait en passant, et qu'on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que j'avais perdu mon procès; je n'en doutai pas un instant. Je me mis à tourner dans ma cellule sans parler; j'étouffais, je ne pouvais me plaindre. Je croisais mes bras sur ma tête, je m'appuyais le front tantôt contre un mur, tantôt contre l'autre; je voulais me reposer sur mon lit, mais j'en étais empêchée par un battement de coeur: il est sûr que j'entendais battre mon coeur, et qu'il faisait soulever mon vêtement. J'en étais là lorsque l'on me vint dire que l'on me demandait. Je descendis; je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie était si gaie, que je pensai que la nouvelle qu'on m'apportait ne pouvait être que fort triste; j'allai pourtant. Arrivée à la porte du parloir, je m'arrêtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs; je ne pouvais me soutenir. Cependant j'entrai. Il n'y avait personne; j'attendis; on avait empêché celui qui m'avait fait appeler de paraître avant moi; on se doutait bien que c'était un émissaire de mon avocat; on voulait savoir ce qui se passerait entre nous; on s'était rassemblé pour entendre. Lorsqu'il se montra, j'étais assise, la tête penchée sur mon bras, et appuyée contre les barreaux de la grille. " c'est de la part de M Manouri, me dit- il. - C'est, lui répondis- je, pour m'apprendre que j'ai perdu mon procès. - Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donné cette lettre; il avait l'air affligé quand il m'en a chargé; et je suis venu à toute bride, comme il me l'a recommandé. - Donnez... " il me tendit la lettre, et je la pris sans me déplacer et sans le regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j'étais. Cependant cet homme me demanda: " n'y a- t- il point de réponse? - Non, lui dis- je, allez. " il s'en alla; et je gardai la même place, ne pouvant me remuer ni me résoudre à sortir. Il n'est permis en couvent ni d'écrire, ni de recevoir des lettres sans la permission de la supérieure; on lui remet et celles qu'on reçoit, et celles qu'on écrit. Il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela; je crus que je n'arriverais jamais; un patient qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni plus abattu. cependant me voilà à sa porte. Les religieuses m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La supérieure était avec quelques autres religieuses; je m'en aperçus au bas de leurs robes, car je n'osai jamais lever les yeux; je lui présentai ma lettre d'une main vacillante; elle la prit, la lut et me la rendit. Je m'en retournai dans ma cellule; je me jetai sur mon lit, ma lettre à côté de moi, et j'y restai sans la lire, sans me lever pour aller dîner, sans faire aucun mouvement jusqu'à l'office de l'après- midi. à trois heures et demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait déjà quelques religieuses d'arrivées; la supérieure était à l'entrée du choeur; elle m'arrêta, m'ordonna de me mettre à genoux en dehors; le reste de la communauté entra, et la porte se ferma. Après l'office, elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai pour les suivre la dernière. Je commençai dès ce moment à me condamner à tout ce qu'on voudrait: on venait de m'interdire l'église, je m'interdis de moi- même le réfectoire et la récréation. J'envisageais ma condition par tous les côtés, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans ma soumission. Je me serais contentée de l'espèce d'oubli où l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques visites, mais celle de M Manouri fut la seule qu'on me permit de recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, précisément comme j'étais quand je reçus son émissaire, la tête posée sur les bras, et les bras appuyés contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il n'osait ni me regarder, ni me parler. " madame, me dit- il, sans se déranger, je vous ai écrit; vous avez lu ma lettre? - Je l'ai reçue, mais je ne l'ai pas lue. - Vous ignorez donc... - Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai deviné mon sort, et j'y suis résignée. - Comment en use- t- on avec vous? - On ne songe pas encore à moi; mais le passé m'apprend ce que l'avenir me prépare. Je n'ai qu'une consolation, c'est que, privée de l'espérance qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j'ai déjà souffert; je mourrai. La faute que j'ai commise n'est pas de celles qu'on pardonne en religion. Je ne demande point à Dieu d'amollir le coeur de celles à la disposition desquelles il lui plaît de m'abandonner, mais de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du désespoir, et de m'appeler à lui promptement. " madame, me dit- il en pleurant, vous auriez été ma propre soeur que je n'aurais pas mieux fait... " cet homme a le coeur sensible. " madame, ajouta- t- il, si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Je verrai le premier président, j'en suis considéré; je verrai les grands vicaires et l'archevêque. - Monsieur, ne voyez personne, tout est fini. - Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison? - Il y a trop d'obstacles. - Mais quels sont donc ces obstacles? - Une permission difficile à obtenir, une dot nouvelle à faire, ou l'ancienne à retirer de cette maison. Et puis, que trouverai- je dans un autre couvent? Mon coeur inflexible, des supérieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures qu'ici, les mêmes devoirs, les mêmes peines. Il vaut mieux que j'achève ici mes jours; ils y seront plus courts. - Mais, madame, vous avez intéressé beaucoup d'honnêtes gens, la plupart sont opulents. On ne vous arrêtera pas ici, quand vous en sortirez sans rien emporter. - Je le crois. - Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien- être de celles qui restent. Mais ces honnêtes gens, ces gens opulents ne pensent plus à moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira de me doter à leurs dépens. Pourquoi voulez- vous qu'il soit plus facile aux gens du monde de tirer du cloître une religieuse sans vocation, qu'aux personnes pieuses d'y en faire entrer une bien appelée? Dote- t- on facilement ces dernières? Eh! Monsieur, tout le monde s'est retiré; depuis la perte de mon procès je ne vois plus personne. - Madame, chargez- moi seulement de cette affaire; j'y serai plus heureux. - Je ne demande rien, je n'espère rien, je ne m'oppose à rien; le seul ressort qui me restait est brisé. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me changeât, et que les qualités de l'état religieux succédassent dans mon âme à l'espérance de le quitter, que j'ai perdue... Mais cela ne se peut; ce vêtement s'est attaché à ma peau, à mes os, et ne m'en gêne que davantage. Ah! Quel sort! être religieuse à jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse, passer toute sa vie à se frapper la tête contre les barreaux de sa prison! " en cet endroit je me mis à pousser des cris; je voulais les étouffer, mais je ne pouvais. M Manouri, surpris de ce mouvement, me dit: " madame, oserais- je vous faire une question? - Faites, monsieur. - Une douleur aussi violente n'aurait- elle pas quelque motif secret? - Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens là que je la hais, je sens que je la haïrai toujours. Je ne saurais m'assujettir à toutes les misères qui remplissent la journée d'une recluse: c'est un tissu de puérilités que je méprise. J'y serais faite, si j'avais pu m'y faire. J'ai cherché cent fois à m'en imposer, à me briser là- dessus; je ne saurais. J'ai envié, j'ai demandé à Dieu l'heureuse imbécillité d'esprit de mes compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. Je fais tout mal, je dis tout de travers; le défaut de vocation perce dans toutes mes actions, on le voit; j'insulte à tout moment à la vie monastique. On appelle orgueil mon inaptitude; on s'occupe à m'humilier; les fautes et les punitions se multiplient à l'infini, et les journées se passent à mesurer des yeux la hauteur des murs. - Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose. - Monsieur, ne tentez rien. - Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai vous revoir; j'espère qu'on ne vous célera pas; vous aurez incessamment de mes nouvelles. Soyez sûre que, si vous y consentez, je réussirai à vous tirer d'ici. Si l'on en usait trop sévèrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer. " il était tard quand M Manouri s'en alla. Je retournai dans ma cellule. L'office du soir ne tarda pas à sonner. J'arrivai des premières; je laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu'il fallait demeurer à la porte; en effet, la supérieure la ferma sur moi. Le soir, à souper, elle me fit signe en entrant de m'asseoir à terre au milieu du réfectoire; je lui obéis, et l'on ne me servît que du pain et de l'eau. J'en mangeai un peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint conseil; toute la communauté fut appelée à mon jugement; et l'on me condamna à être privée de récréation, à entendre pendant un mois l'office à la porte du choeur, à manger à terre au milieu du réfectoire, à faire amende honorable trois jours de suite, à renouveler ma prise d'habit et mes voeux, à prendre le cilice, à jeûner de deux jours l'un, et à me macérer après l'office du soir tous les vendredis. J'étais à genoux, le voile baissé, tandis que cette sentence m'était prononcée. Dès le lendemain, la supérieure vint dans ma cellule avec une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe d'étoffe grossière dont on m'avait revêtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J'entendis ce que cela signifiait; je me déshabillai, ou plutôt on m'arracha mon voile, on me dépouilla, et je pris cette robe. J'avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules, et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l'on me donna, à une chemise très dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vêtue pendant la journée, et que je comparus à tous les exercices. Le soir, lorsque je fus retirée dans ma cellule, j'entendis qu'on s'en approchait en chantant les litanies; c'était toute la maison rangée sur deux lignes. On entra, je me présentai. On me passa une corde au cou; on me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l'autre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur consacré à sainte Marie. On était venu en chantant à voix basse, on s'en retourna en silence. Quand je fus arrivée à ce petit oratoire, qui était éclairé de deux lumières, on m'ordonna de demander pardon à Dieu et à la communauté du scandale que j'avais donné; c'était la religieuse qui me conduisait qui me disait tout bas ce qu'il fallait que je répétasse, et je le répétais mot à mot. Après cela on m'ôta la corde, on me déshabilla jusqu'à la ceinture, on prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l'on commença le miserere . Je compris ce que l'on attendait de moi, et je l'exécutai. Le miserere fini, la supérieure me fit une courte exhortation. On éteignit les lumières, les religieuses se retirèrent, et je me rhabillai. Quand je fus rentrée dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes aux pieds; j'y regardai; ils étaient tout ensanglantés des coupures de morceaux de verre que l'on avait eu la méchanceté de répandre sur mon chemin. Je fis amende honorable de la même manière, les deux jours suivants; seulement le dernier, on ajouta un psaume au miserere . Le quatrième jour, on me rendit l'habit de religieuse, à peu près avec la même cérémonie qu'on le prend à cette solennité quand elle est publique. Le cinquième, je renouvelai mes voeux. J'accomplis pendant un mois le reste de la pénitence qu'on m'avait imposée, après quoi je rentrai à peu près dans l'ordre commun de la communauté: je repris ma place au choeur et au réfectoire, et je vaquai à mon tour aux différentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui s'intéressait à mon sort! Elle me parut presque aussi changée que moi; elle était d'une maigreur à effrayer; elle avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux presque éteints. " soeur Ursule, lui dis- je tout bas, qu'avez- vous? - Ce que j'ai? Me répondit- elle; je vous aime, et vous me le demandez! Il était temps que votre supplice finît, j'en serais morte. " si les deux derniers jours de mon amende honorable, je n'avais point eu les pieds blessés, c'était elle qui avait eu l'attention de balayer furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à gauche les morceaux de verre. Les jours où j'étais condamnée à jeûner au pain et à l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion qu'elle enveloppait d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans ma cellule. On avait tiré au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort était tombé sur elle; elle eut la fermeté d'aller trouver la supérieure, et de lui protester qu'elle se résoudrait plutôt à mourir qu'à cette infâme et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille était d'une famille considérée; elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au gré de la supérieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de café, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est devenue folle, et elle est enfermée; mais la supérieure vit, gouverne, tourmente et se porte bien. Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et de si dures épreuves; je tombai malade. ________________________________________________________________________ Diderot D. La Religieuse 1784 (Ed. R. Mauzi. Paris, Colin, 1961.) 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